En promenade avec George Ka sur Les Rebords du Monde
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Auteur·ice : Paul Mougeot
04/04/2025

En promenade avec George Ka sur Les Rebords du Monde

| Photo : Louise Chevallet

Comment trouver du sens quand tout s’effondre et que le monde demeure désespérément impénétrable ? En pleine période de crispation sociale, politique et écologique, le rôle des artistes est plus important que jamais et ça, George Ka l’a bien compris. Après Par Avance, un EP qui avait révélé toute sa finesse d’écriture, la jeune artiste dévoile aujourd’hui Les Rebords du Monde, un premier album brillant d’humanité et de poésie qui s’attache à restaurer le lien qui manque cruellement à notre société. Un disque dont elle nous a confié les dessous, dans un entretien fleuve à parcourir sur Les Rebords du Monde.

La Vague Parallèle : Hello George Ka, comment vas-tu ?

George Ka : Ça va ! Je me sens… C’est assez indicible comme sentiment. Cet album, il intervient après trois ans de travail et j’ai un peu de mal à me dire qu’il va sortir et qu’il va être accessible à tout le monde. Mais globalement, je suis hyper heureuse, c’est très joyeux comme sensation.

On a commencé la tournée à Amsterdam il y a quelques jours, on a joué au Théâtre de la Ville ensuite puis à Genève et là, on vient de se produire au Musée du Louvre à l’occasion de la carte blanche de Gaël Faye… Ce sont des grosses émotions à chaque fois mais c’était hyper bien. Je suis trop contente du nouveau live.

LVP : La dernière fois que tu t’es prêtée au jeu de l’interview pour La Vague Parallèle, c’était en 2021. Qu’est-ce qui s’est passé pour toi depuis ?

GK : Le live a occupé une bonne partie de mon temps sur cette période et j’ai animé beaucoup d’ateliers d’écriture, je voulais développer cette activité qui me tenait très à coeur. Il y a aussi toute une année que j’ai consacrée à terminer l’album puis à l’enregistrer. J’ai eu la chance de pouvoir continuer les concerts tout au long de ce processus mais il y a eu un moment où j’ai eu besoin de faire une pause et de me plonger dans le silence pour réussir à finir. Très honnêtement, j’ai traversé une phase pendant laquelle je pensais que je n’arriverais pas à en venir à bout. Je me rendais compte qu’à chaque fois que j’avais envie de me presser pour faire ça rapidement, je ne faisais pas des bons textes.

Et puis j’ai aussi pris le temps de vivre, tout simplement. J’ai vécu des amitiés, des amours, des fins d’amours, j’ai expérimenté… Je crois que c’était ça aussi qui me manquait pour finir cet album. J’avais besoin de temps pour comprendre un certain nombre de sujets sur lesquels j’avais l’impression de pas encore avoir trouvé le bon angle. Je pense à des textes comme L’Aube ou l’Orage, celui-ci j’ai mis trois ans à le finir.

LVP : Les morceaux de ton premier EP avaient beaucoup vécu, sur scène et dans les oreilles, tu vivais avec depuis quelques années. Qu’est-ce que ça représentait pour toi d’en arriver à ce format du premier album, avec uniquement des nouveaux morceaux ?

GK : Effectivement, ce n’était pas évident pour moi parce que ça fait longtemps que je tournais avec des anciens morceaux. J’ai un public qui découvre les nouveaux mais qui est attaché aux anciens. Ça, ça m’a beaucoup apaisée car ça m’a prouvé que les chansons ont une certaine longévité. C’est un vrai enseignement parce que je me rends compte qu’on est poussé·e par cette industrie à produire vite, à sortir vite et beaucoup. Tu sors une chanson, puis quelques semaines plus tard tu dois déjà en sortir une autre… C’est un peu du consommable. On te fait croire que tes chansons ont une durée de vie de trois semaines mais c’est faux ! Je ressens beaucoup de reconnaissance quant au fait de toujours pouvoir chanter ces chansons qui me suivent depuis cinq ou six ans maintenant.

C’est quelque chose que j’appréhendais parce que j’ai beaucoup expérimenté pour définir la couleur de cet album, je chante davantage dessus… J’ai essayé de travailler mon écriture pour dire beaucoup en moins de mots. Sur mon premier EP, on retrouvait surtout des textes que j’interprétais lors de scènes ouvertes et que j’ai adaptés en format chanson. Pour cet album, je me suis forcée à avoir une approche plus sensible de la musique, à moins partir du texte et à parfois me laisser porter par la musique, ce que je faisais assez peu au début. On a beaucoup travaillé avec Louxor, le réalisateur de l’album, pour trouver une façon de poser ma voix qui me correspondait. Je crois que ça a donné un album qui reste assez éclectique dans lequel on retrouve un fil rouge qui est une voix à la couleur assez particulière. Elle est très proche de l’oreille, on y a mis assez peu d’effets, on a gardé du grain, des imperfections… De la présence, quoi.

Le rapport à la nouveauté, ça fait un peu peur, surtout quand on prend une direction artistique aussi différente. Je pense qu’il y a une forme de continuité quand même entre le premier EP et l’album mais forcément, j’ai toujours peur que ça ne plaise pas aux personnes qui écoutent ma musique… En même temps, je me sens très connectée à la musique que j’ai faite. L’avantage d’avoir pris trois ans pour faire cet album, c’est que je suis sûre de chacune des chansons qui le composent, il n’y en a aucune qui est là pour remplir. Parfois, j’ai traversé des phases un peu flippantes où je n’arrivais pas à écrire mais je ne voulais pas forcer les choses. C’est un luxe d’avoir pu prendre ce temps, chaque chanson est un cri du coeur, une nécessité, elle répondait à un besoin d’écrire.

LVP : Tu expliquais que certains des morceaux reposaient dans ton ordinateur depuis trois ans. Est-ce qu’il y a un morceau qui a été le point de départ de cet album, le déclic qui lui a donné sa couleur ?

GK : Je pense que le déclencheur, ça a été 2000 Âmes. C’est un des premiers morceaux qui a été terminé et dont j’étais fière. Je trouvais qu’en termes de son, on avait trouvé une façon de mettre en valeur la voix et le texte qui me ressemblait. C’est un morceau qui m’a beaucoup portée parce que j’ai senti qu’il me ressemblait. Ça m’a donné un cap.

Parmi les morceaux qui m’ont beaucoup aidée, il y a aussi Bus 115. Il m’a aidée à prendre un pas de recul et à me rappeler pourquoi je faisais les choses à un moment où je me sentais bloquée, où je n’avançais plus. C’était tellement flou que j’ai eu besoin de me rappeler pourquoi j’écrivais et pourquoi je faisais cet album, pourquoi je le faisais de cette manière. Ce morceau, je le vois vraiment comme le mode d’emploi, la notice et en même temps le manifeste de l’album. Il reflète parfaitement ma vision de l’écriture. Il y a une des phrases du morceau qui est “c’est pour ça que je fais le truc” et je ne peux pas dire mieux, en fait. Je ne sais pas si c’est parce que j’avais besoin de me justifier ou de me rappeler pourquoi j’étais là, mais ça m’a aidée à garder le cap et à finir.

Initialement, c’était un seul et même morceau et puis je l’ai séquencé en deux sur les conseils de Louxor. Je crois que j’étais assez séduite par l’idée que ce soit un vrai fil rouge pour l’album. En le séparant en deux, j’avais l’impression qu’il allait jouer pour l’album le rôle qu’il avait joué pour moi : rappeler pourquoi on est là. Ce Bus 115, c’est une manière d’honorer les personnes qui vont écouter mon album, de leur dire : “je sais que vous êtes là, ce n’est pas anodin pour moi et je voudrais vous expliquer la démarche dans laquelle on s’inscrit ensemble, vous en écoutant et moi en écrivant”.

LVP : Sur ton EP précédent, il y a un titre, Incendie, qui dénotait et qui semblait présager d’une esthétique plus organique, plus humaine, moins frontale. Est-ce que ce morceau, dans son identité, dans la démarche qui lui a donné vie, a pu t’inspirer aussi pour la direction de cet album ?

GK : Oui, complètement. C’est un morceau que j’ai moins défendu en live alors que c’est le dernier que j’ai incorporé à l’EP. J’avais demandé à Anna Majidson de le composer et elle a une approche hyper sensible de la musique, de la topline, de la musicalité… Je réfléchis beaucoup en termes de “permission” : c’est un morceau qui m’a permis d’expérimenter davantage sur la musicalité de la voix, qui m’a donné l’autorisation d’aller vers quelque chose de plus chanté, de plus abstrait.

J’ai l’impression que c’est un morceau qui m’a donné plus confiance en l’abstraction. Sur mon premier EP et dans la plupart de mes premières chansons, j’étais très explicite parce que je ne savais pas faire autrement, j’avais l’impression que c’était nécessaire pour faire passer mon message. Petit à petit, en commençant par Incendie, je me suis rendue compte que je pouvais laisser plus de place à la personne qui m’écoute et à son interprétation. Et ça se retrouve sur tous les morceaux que j’ai faits pour cet album. Je suis contente que tu le notes parce qu’Incendie a vraiment été le point de départ de tout ça.

LVP : C’est vrai que la musicalité de cet album est très différente de ce que tu as pu faire jusqu’ici. Elle a un côté plus apaisé, plus lumineux, moins frontal aussi. Comme si les prods n’étaient plus seulement des supports pour tes mots mais qu’elles venaient davantage s’enchevêtrer avec la voix pour contribuer à dessiner des paysages, des territoires, accentuer des reliefs et des émotions. Est-ce que c’était ton intention ?

GK : Oui, complètement. Ça, je le dois vraiment à Louxor, il m’a beaucoup incitée à aller dans cette direction. On a travaillé ensemble sur un certain nombre de morceaux qui étaient terminés et que je n’ai pas gardés à la fin. Ça par exemple, c’est très nouveau pour moi et ça a été le grand apprentissage de cet album. On me l’a toujours dit, je n’ai jamais voulu le croire mais c’est vrai : la démarche d’un album, c’est apprendre à jeter. J’ai dû accepter de suivre un chemin et de l’abandonner, de finir un morceau et de le jeter… Il y a même des morceaux que je jouais en live avant sous forme de maquettes et que j’ai laissés parce que ça ne correspondait plus à ma réalité du moment ni à ce que je voulais partager.

C’est vrai aussi que les prods et la voix sont plus enchevêtrées. J’ai beaucoup plus expérimenté sur le chant et en ce qui concerne les instruments, on s’est beaucoup reposé sur la batterie. Presque tous les morceaux ont une batterie complètement organique, qu’on a enregistrée en live avec Simon Lacouture. J’ai collaboré avec Malvina qui m’a beaucoup aidée sur les choeurs, il y a Kevin Heartbeats qui a fait trois tracks, Leopold Inkapööl qui a composé au violoncelle, j’ai aussi fait mon premier featuring avec Fils Cara… Par rapport au processus de création de mon disque précédent, il y a eu l’influence de toutes ces personnes, j’ai aussi laissé plus de portes ouvertes, je suis davantage allée demander de l’aide. Donc ce qu’on ressent, c’est aussi l’enchevêtrement de plein d’altérités, de plein d’individualités différentes.

LVP : En réécoutant ton EP précédent, on se rend compte de l’évolution énorme de ta voix, de ta tessiture, de ta manière de la placer…

GK : J’ai beaucoup de mal à réécouter le premier EP. C’est toujours la même histoire : tu réécoutes tes anciens morceaux et tu entends toutes les imperfections. Le changement est énorme parce que j’ai bien pris mon temps, j’ai grandi, littéralement, et puis je suis plus affirmée sur ma voix. Même quand je les fais en live, ces anciens morceaux, parce que je continue de les faire, ça me fait très plaisir : Saigon, Garçon Manqué Fille Manquante, Jolies Personnes… Je sens qu’ils sont toujours beaucoup d’actualité pour moi.

Je me rends compte après avoir fini cet album à quel point le premier EP était artisanal mais c’est sûr qu’il aura toujours une place particulière dans mon coeur.

LVP : Ce qu’on retrouve avec plaisir sur ce disque, c’est ce sens du rythme, du mot qui tombe au bon endroit et au bon moment. Comment est-ce que tu travailles ce phrasé, ces respirations, ces souffles qui viennent nourrir ton propos ? Comment est-ce que tu sais qu’un texte est terminé, que chaque mot est à sa place ?

GK : Pour ça, j’ai un fonctionnement qui est resté le même depuis le début. Souvent, un morceau naît d’une phrase, d’une formulation qui reste dans ma tête et que je forge au fur et à mesure. Je sais que je dois retomber sur un mot qui a une sonorité particulière et que le reste est un motif, un écrin qui va permettre à l’idée d’arriver au bon moment.

Je sais qu’un morceau est presque fini quand j’ai envie de le montrer. Quand j’ai envie de l’envoyer à ma manageuse, à mes meilleur·es potes, à ma soeur, c’est que je sens que j’ai trouvé quelque chose de juste. À ce moment-là, j’ai encore pile la toute petite marge pendant laquelle j’accepte les retours, qu’on me dise que certains mots sont un peu imprécis ou qu’on ne comprend pas bien ce que je veux dire, mais je sais que la majeure partie du texte ne va pas bouger parce que j’ai mon intuition. Et a contrario, pour la première fois de mon histoire, sur cet album, il y a des morceaux pour lesquels je suis arrivée au studio avec des phrases qui étaient encore un peu tremblantes, qui ont évolué jusqu’au dernier moment.

Bus 115, je me souviens exactement de la manière dont je l’ai terminé. Je dessine tout le temps dans des carnets et c’était un moment où je me disais que je n’arrivais pas à finir l’album. Alors je me suis dessinée à mon bureau en train de le finir, je me suis dit que j’allais être cette personne et j’ai collé le dessin sous mes yeux pour me forcer à le terminer. Ce morceau, c’était une sorte de tunnel d’écriture, quelque chose de très cathartique. Il y a un livre qui m’a beaucoup inspirée pour ce morceau, c’est Connexion de Kae Tempest. Il pose la question de la manière dont on parvient à conserver un sens d’humanité dans un monde qui est sclérosé par des inégalités dégueulasses et flagrantes à tous les niveaux. Comment on conserve un sens de voisinage, d’appartenance à quelque chose de plus grand, de commun et qui concerne tout le monde ? Qu’est-ce qui nous unit une fois qu’on a fait tomber le genre, l’orientation sexuelle, l’origine sociale, le pays d’origine des parents, il reste quoi d’humanité qui nous connecte ? Un pays, c’est des millions d’individualités qui n’ont rien à voir les unes avec les autres, mais qui font sens, qui font société, qui ont une forme d’unité et qui doivent trouver un sens à tout ça pour pouvoir fonctionner collectivement. Ce sont des questions qui me passionnent et j’ai voulu en parler dans l’album, que ce soit à l’échelle d’un bus, à l’échelle d’une ville, à l’échelle d’un pays et à l’échelle des mondes dont je parle des rebords.

LVP : J’ai le sentiment que la morale de ce morceau, à l’image de celle de l’album, est aussi que tout ça vaut la peine d’être vécu, que même face à l’immensité du monde, on peut trouver la joie, la beauté, le bonheur dans les petites choses. C’est presque un remède face au vide.

GK : Oui, et puis cette conclusion, c’était quelque chose dont je voulais me rappeler aussi. À l’origine, l’album, je voulais l’appeler Le Couvercle du Monde, j’avais écrit un morceau qui portait ce nom. J’étais dans une phase très down, j’en parle d’ailleurs dans un morceau qui s’appelle Volets Fermés : ça a été trois années pendant lesquelles j’ai aussi traversé des épisodes de dépression chronique qui ont été assez intenses. Je me suis parfois sentie isolée à cause de ça. J’ai pris le temps de me soigner et c’est une guérison qui a pris plein d’aspects différents. Mais à l’origine, l’album s’appelait comme ça et il portait en lui une réflexion sur la finitude. Sur le fait que j’avais impression qu’on vivait à une époque où on n’avait jamais autant été connecté·e à notre finitude. J’en parle dans Fille de Toutes les Autres : “quand le monde entier semble sur le point de se fendre“, c’est un sentiment qui nous habite à l’échelle de toute une génération. Et la question sous-jacente c’était : comment dans ce contexte de finitude on continue de progresser, comment on continue de vivre, de goûter aux choses ? Je me suis rendue compte qu’en fait ce n’était pas tant la finitude que je voulais aborder parce que la finitude, c’est la fin de la vie, et moi, je voulais parler de la vie. C’est l’un des déclics qui m’a permis d’écrire la seconde moitié de l’album.

Dans ces morceaux, je m’interroge sur nos existences collectives et sur le fait qu’on a tous·tes des perceptions différentes du monde. Ma première définition des Rebords du Monde c’est ça : les contours, les lisières. C’est l’idée qu’on n’accède souvent qu’à la silhouette des choses et de la réalité. Ces silhouettes, elles sont profondément dessinées par nos vécus, qui sont très différents d’un individu à l’autre. C’est ce qui fait qu’on peut avoir des perceptions profondément différentes d’une seule et même réalité. Je me rends compte qu’à travers les Rebords, je voulais vraiment parler de ça, du fait qu’on a des perceptions différentes des choses mais qu’on partage pourtant un même monde. Peut-être qu’on en perçoit simplement des rebords différents. Après, tu l’as très bien senti, c’est une notion qui est très vaste, pour moi les Rebords c’est aussi la plateforme sur laquelle tu t’accoudes pour contempler les choses et qui te met dans une posture d’observation. C’est aussi l’apologie du ralentissement, du fait de prendre son temps. Je le dis dans Bus 115 : “il n’y a pas le temps pour plus“.

LVP : À l’origine, tu viens plutôt de l’écriture, de la littérature et cette notion des Rebords du Monde est une image qu’on retrouve beaucoup dans la littérature. Je pense notamment à La Horde du Contrevent d’Alain Damasio, qui met en scène cette recherche du bout du monde et qui met l’accent sur le voyage plutôt que sur la destination. Est-ce qu’il y a d’autres références littéraires ou artistiques qui t’ont inspiré cette notion ?

GK : Que ce soit en peinture, en littérature ou en musique, je pioche dans plein de choses différentes. La Horde du Contrevent, c’est un bouquin qui m’a bouleversée, qui m’a reconnectée à des sensations de lecture d’enfance : ce truc d’être complètement happée, de te retrouver à tourner les pages presque malgré toi. C’est un rapport à l’aventure qui est très présent dans 2000 Âmes : aller à la rencontre du dehors. J’ai fait un court-métrage là-dessus, sur deux filles dont l’amitié et l’amour les pousse à aller vivre des aventures à l’extérieur. Et La Horde du Contrevent, j’ai trouvé que c’était un magnifique manifeste sur l’écriture et sur la mémoire, sur les empreintes qu’on laisse derrière nous. Sur la façon dont les individualités s’effacent au profit du groupe. On retrouve ça sur mon album : au bout d’un moment, mon nom et mon visage vont disparaître, mais les émotions qu’aura suscitées ma musique resteront.

Au fond, j’ai l’impression qu’il y a une sorte de rôle de transmission dans la démarche artistique. Tu essayes de capter des signaux autour de toi et tu les proposes comme supports pour les idées et la créativité d’autres personnes. Je ne me sens jamais aussi humaine que dans ces moments-là. L’expérience de mon humanité c’est quand je lis un bouquin comme La Horde du Contrevent, quand je regarde un tableau comme les fleurs de Georgia O’Keeffe et que je ressens une façon de parler de l’autre, de l’amour, de la vengeance, de l’inégalité… Je le ressens dans mon corps alors que ça provient d’un·e humain·e que je ne rencontrerai jamais. Il y a un sens d’universel, un dialogue qui se crée quand tu réagis à une œuvre et c’est pour ça que je m’accroche et que je continue. C’est le point d’ancrage que j’ai trouvé à l’expérience de mon humanité.

LVP : Les Rebords du Monde, c’est aussi une image qu’on retrouve dans le morceau que tu as réalisé en featuring avec Fils Cara. C’est la première fois qu’on retrouve un morceau à deux voix sur un de tes disques. Comment elle t’est venue, cette collaboration ?

GK : Initialement, ce n’était pas un morceau qui était prévu pour être en featuring. C’était un morceau qui était beaucoup plus court mais je sentais qu’il manquait quelque chose. Ce morceau, il parle d’altérité, de croiser quelqu’un dans la ville et il n’y avait que ma voix dessus. Il me fallait absolument la voix de quelqu’un d’autre. J’ai eu envie de contacter Fils Cara parce qu’il a une façon de narrer les grandes aventures collectives que je trouve profondément juste et touchante.

Collaborer de cette manière, c’est très nouveau pour moi. Souvent, je mets beaucoup de temps à écrire, j’ai beaucoup de mal à écrire en présence de quelqu’un d’autre mais là, ça s’est passé de manière très fluide. On a réussi à se choper des phrases l’un l’autre, à rééquilibrer, à se donner la parole. Il y a ces deux phrases : “je pédale plus fort dans la côte”, “je pédale plus fort dans la descente” qui donnent vraiment l’image de deux personnes qui se croisent à vélo, c’est une image qui me parle énormément. Tu vois, là, il y a un vélo qui vient de passer, je ne sais pas qui c’est, cette personne je ne la reverrai peut-être jamais ou peut-être que c’est mon meilleur pote et que je ne l’ai pas reconnu. Il y a ce truc dans la ville, je le dis dans Bus 115  : “il y a des histoires éparpillées chaque semaine, collées en dessous de chaque semelle“. On a tous·tes vécu des anecdotes, on a les rires de mille personnes en tête et on se croise, on se frôle, ça s’entremêle le temps d’un passage sur un trottoir et c’est un truc qui me bouleverse. Fils Cara a la même sensibilité et on s’est retrouvé sur ces thématiques-là.

LVP : Je trouve que ce morceau, c’est également l’exemple parfait de ce que tu arrives désormais à dire en peu de mots, avec une voix beaucoup plus feutrée et en même temps beaucoup plus affirmée. Le message est d’une puissance inouÏe alors qu’on a le sentiment qu’il nous est chuchoté au creux de l’oreille.

GK : Il y a un disque que j’ai saigné et qui me fait penser à ça, c’est le dernier album de Rosalía. C’est une référence qui m’a beaucoup servi pour cet album, dans la façon de poser la voix et d’être très proche de l’oreille. Je pense à COMO UN G, où elle arrive à garder une voix avec un grain hyper authentique, très proche et en rajoutant un vocodeur qui distord complètement la voix. C’est un truc qui me bouleverse complètement. Je me suis aussi grave retrouvée dans des albums de l’adolescence comme The xx, avec des voix très douces qui te pénètrent.

LVP : J’ai l’impression que cet album, c’est un aussi album qui parle d’amour, de toutes les formes d’amour. Comme si le premier morceau faisait le deuil d’une relation amoureuse pour ensuite mieux honorer toutes les autres formes d’amour qui existent : l’amour envers soi-même, l’amour qu’on ressent envers ses ami·es, sa famille. Est-ce que c’est comme ça que tu l’as imaginé, cet album ?

GK : C’est grave le propos de l’album. J’en parle beaucoup à travers l’amitié mais je parle aussi beaucoup de relations familiales et aussi des liens secrets que tu entretiens avec des personnes sans même les connaître. L’amour romantique a pris beaucoup de place dans ma vie et je voulais vraiment faire exister par l’écriture toutes les autres formes d’amour qui ont une valeur à mes yeux. D’ailleurs l’amour romantique, c’est rarement le thème de mes chansons. J’en parle très peu, je parle très peu de mes relations. C’est peut-être parce que je livre déjà beaucoup de moi dans mes morceaux et que c’est la seule parcelle que je garde pour moi. C’est paradoxal parce que l’amour romantique prend une assez grosse place dans ma vie. Je suis plutôt le genre de personne qui est tout le temps amoureuse mais je crois que ça prend une telle place que j’ai besoin de reporter mon attention sur autre chose dans mon écriture.

Comme tu l’as souligné, j’aimais bien l’idée de commencer cet album par une fin avec L’Espagne, qui parle d’une rupture. C’est aussi quelque chose d’assez encourageant pour moi de me dire que les fins peuvent représenter d’autres départs. Je me dis que ce qui doit advenir adviendra, qu’on a plein de choses en sommeil, qu’on se fait souvent une idée très précise de la manière dont les choses doivent se produire mais que finalement, il y a plein de chemins de traverse.

LVP : Justement, ton album traite beaucoup d’une forme d’amour qui me paraît centrale dans ta démarche, c’est la sororité. C’est une valeur que tu portes dans tes textes et que tu appliques à ta manière de travailler. Je sais que cette notion a fait son chemin, qu’elle a grandi en toi et qu’elle a pris progressivement plus d’importance, est-ce qu’aujourd’hui tu as envie d’incarner un modèle et d’inspirer d’autres personnes à suivre cette démarche ?

GK : C’est vrai que ça a pris de plus en plus de place dans ma musique et c’est sans doute parce que mon projet est né pendant la période #MeToo. J’ai écrit mes premiers textes parce que la parole se libérait autour de moi sur beaucoup de sujets qui étaient liés à l’expérience d’être femme, d’être femme en société, d’être femme dans la ville, d’être femme dans la fête. C’était profondément lié à mon éveil par rapport à ces thématiques, à ce qu’elles m’inspiraient, à la colère que je ressentais et à l’envie d’agir.

Aujourd’hui, c’est un plaisir pour moi de m’entourer de femmes et de personnes issues de minorités de genre, dans le sens où pour la première fois de ma vie, je joue avec deux musiciennes, on est trois meufs sur scène et je ressens à la fois une fierté et un confort. Les choses se sont faites naturellement, ça a pris de plus en plus de place dans ma vie jusqu’à s’incarner dans mes façons de travailler. J’ai eu l’impression de rencontrer sur mon itinéraire de vie des femmes qui laissaient la place aux femmes, des femmes qui m’ont permis de m’exprimer et aujourd’hui, c’est important pour moi de pouvoir générer ça dans mon projet à mon tour. Et il y aussi un projet politique derrière, bien sûr, de montrer que c’est possible de le faire. Je me rends compte que c’est une démarche consciente d’aller chercher des musiciennes, même s’il y en a de plus en plus, ça reste faible en termes de pourcentage. Honnêtement, des groupes qui ne sont pas des projets solos, avec que des meufs sur scène, j’en ai vu très peu. De me dire que chaque soir, en représentation, on peut montrer ça, c’est aussi un petit doigt d’honneur à toutes les personnes qui disent que ce n’est pas possible.

LVP : Un petit conseil musical ou une recommandation de lecture avant de se quitter ?

GK : Je vais reparler de Connexion, de Kae Tempest, parce que c’est un bouquin qui me sauve au quotidien, quand j’ai une sorte de perte de compréhension du monde qui m’entoure ou un sentiment d’être submergée et de ne plus savoir pourquoi je fais les choses. C’est un livre que j’ai beaucoup offert, que je trouve vraiment sublime.

Il y a un autre livre qui m’a beaucoup aidée à écrire L’Aube ou l’Orage, qui s’appelle Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce de Corinne Morel Darleux. C’est un livre qui parle de comment on continue à agir dans un monde qui part en lambeaux, dans un monde où on a l’impression que le somme de nos actions individuelles ne suffira jamais à inverser la tendance et à nous restituer un monde vivable.

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