| Photo : Louis Canadas
Dans un monde qui semble filer à toute vitesse vers sa propre perte, les deux frangins de Terrenoire ont décidé de sauter du train en marche pour prendre le temps. Prendre le temps de vivre, de créer et de penser le monde, une réflexion qui se trouve au centre de leur deuxième album, protégé·e. Quelques jours avant de partir pour une tournée pensée comme une respiration, une parenthèse organique destinée à créer du lien avec les régions et leurs habitant·es, Théo et Raphaël ont aussi pris le temps de passer en revue pour nous les territoires sensibles et soyeux qui composent ce nouvel album, qui se parcourt autant avec les oreilles qu’avec le cœur.
La Vague Parallèle : Hello Théo, hello Raphaël, comment allez-vous ?
Raphaël : Franchement, ça va super bien !
Théo : C’est une période assez dense mais on sort petit à petit de l’embouteillage. On va partir en tournée, s’extraire de tout ça, faire de nouvelles choses. Je crois qu’on est prêts pour cette tournée, même si les premiers spectacles vont peut-être un peu flotter… Il va falloir qu’on répète et qu’on s’accroche.
R : Sortir un disque au regard de l’état du monde… On a essayé de nommer ça dans l’album, cette préoccupation de savoir où on va comme ça. C’est particulier de faire notre métier dans ce contexte. D’une certaine manière, ça a du sens, mais on appartient tout de même à une industrie très néo-libérale. C’est quelque chose de très paradoxal d’en faire partie et en même temps, d’essayer de développer de nouveaux formats, de nouvelles manières de créer. La tournée nous permet tout de même de nous en extraire un petit peu.
On a beaucoup d’interrogations sur le métier, sur le chemin, sur la carrière… Ça a toujours été le cas, depuis nos débuts et c’est pour ça qu’on essaye d’avoir ces petites bifurcations comme le festival de Terrenoire, qu’on organise à la maison. C’est super intéressant de partir en tournée comme ça, ça donne l’impression que les cartes sont rebattues. Je ne sais pas si on va pouvoir à continuer à faire notre métier éternellement, on sera obligé de se réemployer à le faire différemment en tout cas, c’est sûr. C’est un constat qui est à la fois inquiétant et assez jouissif de se dire que ça y est, on change d’époque. Il ne faut pas trop être attaché à son petit confort.
LVP : La dernière fois qu’on s’est vu, c’était en 2020. Depuis, le monde tel qu’on le connaît a connu des évolutions majeures et votre projet a pris une autre dimension. Comment est-ce que vous qualifieriez la trajectoire que vous avez prise ?
T : Ça a été une trajectoire du temps long. On a décidé à des moments charnières de ne pas accélérer et de s’arrêter pour prendre le temps de faire de la musique. Ça a été marquant parce que ça nous a permis de vraiment changer l’axe majeur de ce qu’allait devenir notre deuxième album, dans l’entourage musical, dans les collaborations… Ce changement de philosophie a été très important. On a choisi de ne pas trop s’attacher aux discours de peur qui peuvent émerger autour d’un parcours musical et artistique et de se laisser apaiser par le tempo, de prendre le temps de faire de la musique comme on le souhaite.
R : Les Victoires de la Musique ont été une étape assez surprenante pour nous. Nous, on fait de la chanson, de la pop, on ne s’est jamais vu comme une bête à concours… Pourtant, ça nous est tombé dessus joyeusement et c’était bien. Et puis il y a eu la tournée qui a suivi, qui était très belle.
Le rythme est assez étrange sur ce projet : on a l’impression qu’il est parfois grand public et puis finalement pas vraiment… Je pense que les gens ne savent pas trop où nous classer et nous, on avance à vue avec des trajectoires qui sont parfois en contradiction : on va vers la pop mais de plus en plus, on essaye de ralentir, d’ancrer notre projet, on est dans une espèce de contre-mouvement ascensionnel. C’est un projet qui grandit mais je crois qu’il grandit à l’horizontale plutôt qu’à la verticale. Ce mouvement de croissance rapide et intense, c’est presque quelque chose qui nous paraît hostile. Pour la santé, pour l’état du monde, ça ne nous fait pas très envie. On n’est pas très à l’aise avec les artistes autour de nous qui grandissent très vite, qui montent haut très rapidement.
Tracer un chemin du ralentissement, de l’horizontalité, c’est compliqué. Surtout quand tu fais de la pop. On n’a pas énormément d’exemples autour de nous donc on tâtonne, on essaye de tout faire de manière indépendante, de garder la main sur le processus créatif, sur ce qu’on a à dire. Mais malgré tout, on est tout de même imbriqué dans cette industrie, on doit s’appuyer sur des plateformes, sur un rythme, sur des réseaux… On essaye de trouver notre chemin à l’intérieur de cette époque et c’est un questionnement qui n’est pas propre à la musique. Je crois que tout le monde est un peu à l’intérieur de ce couloir, en train d’essayer de trouver un sens, une sensorialité à l’existence. Quelque chose qui soit un peu moins collé aux machines, à la virtualité… On a besoin de concret. C’est passionnant philosophiquement mais cela comporte beaucoup d’incertitudes.
LVP : Vous évoquez les Victoires de la Musique et j’ai effectivement trouvé que c’était une séquence intéressante, j’ai eu le sentiment qu’elle avait rendu votre musique et votre discours audibles auprès d’un public qui n’y aurait peut-être pas eu accès autrement.
R : C’est intéressant que tu dises ça parce que pour nous, c’est difficile d’en prendre conscience… À notre époque, c’est compliqué de ne pas être étiqueté très vite, d’autant qu’il y a forcément des signaux qu’on envoie malgré nous. Essayer de tenir une exigence de singularité musicale qui ne soit pas snob, qui ne soit pas excluante pour des gens et en même temps qui ne soit pas démago, c’est très difficile. C’est une ligne de crête qui n’est peut-être pas toujours bien comprise. Je crois que la tournée, elle aide à ça. C’est un travail du temps long pour que les gens se sentent respectés et pas utilisés à travers nos messages. Ça nous tient vraiment à cœur.
Quand tu fais cette musique-là, c’est difficile de savoir comment les gens la perçoivent réellement. C’est un angle mort pour nous. C’est une musique qu’on fait avec le cœur mais une fois qu’elle est sortie, on ressent une forme de pudeur, de protection. On se dit que ce n’est pas possible que ça touche les gens, que ça les soigne, que ça leur fasse du bien. On n’arrive pas vraiment à l’entendre, c’est bizarre… Je ne sais pas ce que ça dit de nous. Mais évidemment, quand on va rencontrer les gens après les concerts, quand on va rester longtemps dans les villes, c’est là où je pense qu’on va sentir l’effet que produisent nos morceaux. Quand les corps sont devant toi, que le courant passe, tu comprends qu’il y a plein de gens qui comprennent ce que tu dis. Pour moi, c’est la limite de la virtualité : j’ai du mal à ressentir que ce qu’on peut envoyer sur les plateformes ou sur les réseaux sociaux produisent quelque chose. Il y a un besoin fondamental de lien.
LVP : Est-ce que cette volonté de travailler sur le temps long en essayant de garder la main sur la production et de vous extraire des contraintes que peuvent faire peser l’industrie a pu constituer un frein, vous faire rencontrer certains obstacles ?
R : Plus ou moins. Ce qui est complexe dans cette industrie, c’est que ce n’est pas tant le patron qui te dit quoi faire que la colonisation du système capitaliste et industriel qui te ronge de l’intérieur. Le problème, c’est ce que tu crois de l’industrie, ce qui est intégré en toi de son fonctionnement. Il y a toujours une petite voix qui te dit que ta musique n’est pas assez accessible, que tu ne communiques pas assez bien sur les réseaux… C’est contre cette voix qu’il faut lutter. Je crois que c’est vraiment la vitesse qui produit cette espèce d’auto-flagellation permanente.
T : Il y a quand même toujours une voix de l’industrie qui te demande un tube. D’une manière ou d’une autre. Il manque toujours un tube sur ton disque. Ça, ça reste une constante. Et toi-même, tu finis par te convaincre qu’il manque un tube. Que ce soit par le manager, l’éditeur, peu importe, il y a toujours une voix qui te dit qu’il manque une chanson forte. Sur notre premier album, notre chanson forte, c’était Jusqu’à mon dernier souffle, une chanson qui n’avait été repérée par personne. C’est une chanson qui n’a pas de refrain, qui a failli ne pas sortir jusqu’au dernier moment… Ces choses-là, tu finis par les intégrer et tu ne connais pas les règles du jeu donc tu tâtonnes.
R : La pop, de toute façon, elle est toujours liée à l’industrie. Il faut toujours une chanson forte pour que les gens viennent à ton projet et ça se calcule plus ou moins, même si ça reste quelque chose de très mystérieux pour moi. Il y a des gens qui savent faire des tubes, nous on ne sait pas faire de tubes. De toute façon, tu ne peux pas faire un tube en disant que tu fais un tube, il faut toujours que ce soit un accident. Il y a une forme de magie là-dedans. Mais nous, c’est vrai qu’on a plutôt choisi le temps long. Et quand tu mets du temps long dans un album, il vit aussi plus longtemps pour les gens.
LVP : On se retrouve quelques semaines après la sortie de votre deuxième album, protégé·e. Comment vous l’avez vécue, cette sortie ?
T : On l’a vécue dans l’intensité, cette sortie de disque. On jouait à l’Hyper Weekend Festival de Radio France le jour de la sortie du disque, ce qui supposait de jouer l’album avec un orchestre. C’était beaucoup de premières fois toutes en même temps, on a passé trois semaines de préparation assez intenses et il nous a fallu un peu de temps pour sortir de cette période. Je pense qu’on en sort à peine, à vrai dire. On est passé par trois semaines de promo, une résidence à Saint-Etienne et là on va commencer la tournée. Ça va nous permettre de toucher un peu plus terre. On se dit que c’est réel, que l’album est bien sorti, que les gens vont pouvoir écouter la musique pour de vrai en face de nous.
On était dans notre brouillard interne et maintenant, on a hâte de voir l’étendue de ce qu’on a réalisé avec ce début de tournée.
LVP : Je voudrais déjà parler du titre de l’album, protégé·e, qui donne aussi son nom à toute la démarche qui va autour. À une époque qui est éminemment violente, où on pose beaucoup la question de la santé mentale parce qu’elle est mise à rude épreuve par le monde dans lequel on vit, est-ce que c’était évident pour vous de choisir le prisme du soin, de la protection, pour développer ce disque autour ?
R : C’était lié au contexte. Il y a un peu plus de six mois, quand on était encore en train de chercher le titre, il me semblait que l’idée de protection allait être au cœur de nos vies.
On essaye toujours d’anticiper l’époque qui arrive et il nous a semblé que ces questions allaient être centrales : qui nous protège ? Est-ce que notre État nous protège ? Est-ce que notre ami·e ou notre amour nous protège ? Est-ce que le groupe nous protège ? Est-ce que la ville nous protège ? On voit que la protection, c’est complexe. L’État protecteur, c’est aussi l’État protectionniste qui dresse des murs, des frontières, des barbelés un peu partout. En ce moment, on parle beaucoup d’une Europe de la défense, d’une Europe qui se protège et il y a aussi cette ambivalence dans l’idée de protection. On se protège aussi contre quelqu’un, contre quelque chose. Pour nous, mettre ce « ·e », cette écriture inclusive, c’était une manière d’orienter la protection : ce n’est pas une protection guerrière, viriliste, trumpiste, mais plutôt une protection qui inclut, qui va ouvrir. D’ailleurs, le langage est très important pour toutes ces questions, les questions de genre… Dans toutes les politiques fascistes qui sont en train d’être menées, chez Trump par exemple, on retrouve la disparition du langage, de ces corps-là, de ces vies-là, une masculinisation galopante… Donc c’était un protégé·e qui voulait s’inscrire politiquement dans une époque, qui choisissait une partie à protéger, un grand corps à protéger. C’est à peu près ça.
LVP : Cette volonté d’inclure, d’apaiser, de protéger, c’est quelque chose qu’on ressent aussi sur la pochette de l’album. C’est quoi son histoire ?
R : On a vécu une aventure avec cette pochette. Au début, on avait trouvé une image qui a longtemps été la pochette de l’album. On n’apparaissait pas dessus. Il y avait une mère, un enfant et un chien, dans une chambre bleue, d’un bleu similaire à la couette qui figure sur la pochette actuelle.
Comme ça devait être notre pochette, on s’est dit qu’on allait faire des photos de nous comme si on était à l’intérieur de cet espace, de cette chambre. On a donc fait un shooting chez moi avec l’autrice de cette photo, la photographe Bettina Pittaluga. C’est la couette de mon pieu qu’on voit sur la photo. Finalement, on n’a pas utilisé la première image donc on s’est donc rabattu sur cette photo très simple de nos visages dans la lumière, qu’on adorait aussi. On ne l’aurait pas choisie naturellement mais finalement elle est beaucoup plus apaisée. Plus le temps passe, plus je me dis que la pochette, comme l’album, est passée par des moyens détournés pour exister.
LVP : Certains morceaux de votre premier album étaient quasiment devenus des bouées auxquelles les gens se sont raccrochés dans une période difficile. Est-ce que c’est aussi le destin de ces morceaux qui vous a insufflé la direction de cet album, qui vous a donné envie d’en créer d’autres pour les gens ?
R : Oui, je pense. Ce qui s’est révélé au contact de l’autre et du public, c’est le fait que la musique fait du bien et soigne, qu’elle répare quelque chose. On ne pensait pas qu’elle produirait ça, notre musique. Ça a dévoilé en nous ce besoin de se relier à l’autre à travers la création. Ça crée un lien immédiat qui est un lien profond et pour nous, si la musique doit avoir une fonction, c’est celle-ci, de relier et de protéger.
On a tellement eu de retours en ce sens pour le premier album… On ne s’est pas dit qu’on allait refaire ça, d’ailleurs je pense que les deux disques sont très différents, mais naturellement, c’est le chemin qu’on a pris en termes d’écriture : dire les choses concrètement. Et les gens qui nous écoutent nous disent que ça leur fait du bien, ce concret du quotidien. C’est le meilleur truc qu’on puisse faire, de mettre une forme de membrane protectrice qui soigne, qui répare.
LVP : Ce disque nourrit effectivement un rapport très concret, très explicite aux choses qu’il nomme. On y retrouve notamment Le fou dans la voiture, qui est une prise de position très claire contre la montée de l’extrême-droite partout dans le monde. Est-ce que vous avez redouté les retours que ce morceau pouvait susciter ?
R : Ce morceau, c’était son heure. On avait besoin de le sortir à ce moment-là. On avait hésité à le mettre sur la réédition de notre premier album parce qu’esthétiquement, on ne savait pas trop où le placer avec son énergie reggaeton… Et là, sur cet album, on a fini par lui trouver sa place même s’il est assez différent du reste. On a hâte de le jouer en concert !
En ce qui concerne les réactions… On se fait déjà un peu démonter sur les réseaux sociaux et ça nous laisse sans voix. Ce qu’on nous a beaucoup dit quand on a pris la parole sur des sujets centraux, sur des sujets politiques qui nous touchent directement, qui ont un impact concret sur nos vies, c’est “soyez artistes, divertissez-nous mais ne parlez pas de politique”. Là, on parle quand même d’idéologies qui remettent en cause l’existence de certaines personnes ! Souvent, ces messages proviennent de personnes qui partagent cette idéologie politique, justement, mais on trouve ça assez consternant. On a l’impression qu’il y a quelque chose qui s’est libéré, peut-être que ça a toujours été le cas mais c’est beaucoup plus assumé maintenant. Les gens ont le sentiment qu’on leur donne des leçons et iels détestent cette idée.
Ce qui revient beaucoup c’est « mais c’est des bobos parisiens, ils nous donnent des leçons, on n’en peut plus ». Il y a une part de moi qui entend ça, mais on n’est pas nés à Paris et les préoccupations qu’on a au sujet des conditions d’existence des gens, elles sont réelles et concrètes. On est artistes, on est précaires aussi. On n’a pas atteint la bourgeoisie, contrairement à ce que pourrait laisser supposer l’imaginaire collectif. Chez les musiciens pop, il y a globalement cette volonté de s’élever rapidement sur l’échelle sociale, les gens le perçoivent et c’est assez indécent. Je suis assez d’accord avec ça. Mais ça nous rend tristes parce que nous, on sent proches des gens, à leurs côtés, c’est d’ailleurs en ce sens qu’on a monté notre tournée. On est beaucoup plus intéressés par le milieu duquel on vient, par les coins qui ressemblent à ceux desquels on vient, que par les espaces de pouvoir et de puissance. Ça, ça ne nous intéresse pas.
Je crois qu’il faut s’unir entre artistes et continuer à travailler cette colonne vertébrale politique, ce processus de politisation, de citoyenneté. Parvenir à penser le monde. Ça fait partie de nos gestes artistiques de le faire. Il faut nommer les choses pour ne pas céder le terrain à l’auto-censure. C’est une des premières manifestations du fascisme et de l’extrême-droite : ne pas nommer les choses par peur de déplaire. C’est ce qui s’est passé avec Viktor Orbán en Hongrie, les artistes ont perdu beaucoup d’espaces, tant par la violence que par l’auto-censure. Ça isole les gens et il ne faut pas s’auto-isoler. Nous, on n’est pas en danger de mort, on reçoit juste des commentaires pas très sympas sur les réseaux sociaux. Mais je comprends que ça finisse par épuiser certaines personnes et qu’elles n’osent pas le refaire la fois d’après. Tout le monde n’a pas envie de se prendre des coups et c’est légitime.
LVP : Cette liberté que vous prenez, on la perçoit aussi dans la structure des morceaux. J’ai le sentiment que sur cet album, les structures des morceaux se sont déprises de toutes les contraintes qui pouvaient peser sur elles pour respecter les respirations, les pulsations, les élans qui les traversent. Comment vous vient ce geste très spontané ?
R : C’est vrai qu’on a essayé de conserver les formes de départ de tous les morceaux. Elles n’étaient pas toujours très symétriques, très équilibrées mais on trouvait intéressant de conserver ce cheminement, cet élan vital que tu mentionnais. C’est à l’image de ce que la vie peut être : pas toujours uniformisée, pas toujours standardisée, pas toujours dans des formes qui se répètent mais plutôt dans des formes courbes, volubiles, volatiles, mélismatiques, des choses qui ne reviennent pas sur elles-mêmes. On a essayé de faire en sorte que l’oreille ne soit pas trop chahutée mais qu’elle le soit quand même un peu. Que la narration de l’album, qui est pensée comme un tout, soit un voyage dans lequel on ne se dise pas qu’on ne comprend rien, qu’il y ait quelques repères, que ce ne soit pas que des énigmes mais qu’il y en ait quelques unes tout de même. Comme un chemin, comme une carte qui traverserait différents mondes, différents territoires, on peut traverser les chansons les unes après les autres et on peut rentrer par n’importe quel bout, reprendre l’album dans l’autre sens… Cette idée, elle nous plaît bien. C’est un pari aussi parce que les gens ont tendance à moins écouter des albums en entier mais là, c’est vraiment nécessaire de l’écouter de cette manière. Du début à la fin, plusieurs fois. Les gens qui l’ont fait nous ont beaucoup dit que ça leur permettait de mieux comprendre le disque, que leurs chansons préférées se déplaçaient.
Ça nous rend heureux parce que ça, on l’avait prémédité, et on constate que ça opère.
LVP : On retrouve aussi une grande spontanéité dans les textes, des fulgurances qui relèveraient presque de l’écriture automatique. C’est un peu ce que je perçois dans la phrase “j’écris comme les enfants parlent, ça veut quasiment rien dire”. Comment ils vous viennent, ces textes ?
R : J’écris beaucoup, dans une recherche d’oralité. J’adore écrire et pourtant, j’aime que les choses ne soient pas belles tout le temps. C’est comme dans la vie, il y a des choses qui sont en surbrillance parce qu’elles te touchent plus, parce qu’elles sont plus précises. Il y en a d’autres qui sont moins intéressantes et j’aime bien les conserver pour que ce qui est en surbrillance ressorte par contraste. Ça ajoute de la vérité, de la sincérité.
Je ne crois pas que le geste d’écriture soit un geste d’intelligence. Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui écrivent pour se donner l’air intelligent. Il y a quelque chose d’essentiel, c’est la sensation esthétique d’une vérité dans le langage. C’est plus fort que l’intelligence ou la beauté. Cette vérité, elle passe par le fait de baisser les armes, d’enlever les fleurs du langage. Je ne vais pas gonfler les muscles dans l’écriture, j’ai envie de décrire quelque chose comme je le dirais à n’importe qui. Alors parfois, il y a une jolie formule qui vient d’elle-même comme une bonne tournure, un bon mot, un petit coup de chance. Mais ce petit coup de chance, il survient parce que tu as écrit beaucoup et que ça fait ressortir quelques phrases. Parfois, il y a des phrases qui nous paraissent bizarres, on se dit qu’on ne va pas les garder. Et puis on les chante dix fois, elles rentrent dans le sol et on se dit qu’elles ont bien fait d’être là. C’est peut-être la raison qui me l’aurait fait enlever qui fait qu’elle doit finalement rester.
C’est le détachement et la décontraction qui aident. Il faut se détacher de l’effet qu’on veut produire. Prendre conscience d’être là sans faire le geste de trop qui fait disparaître l’énergie, la vérité du moment. La décontraction du geste en écriture, c’est quelque chose de presque physique : accepter que les choses se déstructurent, ne soient pas toujours belles… C’est se détacher de l’image qu’on a de soi-même, de cette question : est-ce que je m’aime à travers ce que j’écris ? Il faut faire exactement comme l’arbre fait quand il fait un fruit : il s’en bat les reins. Il faut revenir à l’animalité de ce geste, c’est essentiel. La phrase que tu évoquais, dans Un chien sur le port, elle me faisait beaucoup penser aux figures des animaux et des enfants : ils n’ont aucun surmoi. Et c’est ce qu’il faut atteindre dans l’écriture : le bon état d’écriture, c’est celui qui redevient physique, musculaire, sans le surmoi qui paralyse. Les mots clés pour l’atteindre c’est : répétition, indulgence et douceur envers soi-même. C’est ce qui est nécessaire pour protéger cette espèce d’heureux hasard.
LVP : Il y a une chose que je trouve belle dans votre démarche c’est que vous parvenez à parler du sublime et du douloureux en leur inventant un langage commun, un prisme qui vous est totalement personnel et qui parvient à rendre ces émotions accessibles à tous·tes. Pourtant, je pense que pour beaucoup d’artistes, c’est difficile d’écrire sur une gamme de sujets ou d’émotions aussi large. C’est quoi, pour vous, le point commun, l’essence de tous ces sujets ? C’est leur intensité ? Le bouleversement qu’ils provoquent chez vous ?
T : C’est une grille de lecture commune qu’on a avec Raphaël, je pense qu’on traverse les émotions avec le même nuancier. On a aussi des références musicales, énergétiques, émotionnelles communes, de ce que la musique apporte à des endroits très précis. La solennité du deuil de Sufjan Stevens avec Carrie & Lowell, par exemple, je crois qu’elle nous touche tous les deux exactement au même endroit. Ça nous permet de nous balader à travers différents sujets avec une langue commune en leur apportant une certaine énergie musicale.
Quand le texte est là et qu’on cherche une énergie musicale qui pourrait l’enrichir, c’est la musique qui vient étalonner les sentiments. Tout est référencé en nous, très inconsciemment, et ça nous permet de ne pas trop perdre le fil. On ne va jamais dans tous les sens.
LVP : À une époque où tout va très vite et où la mondialisation est totalement débridée, votre démarche met en lumière l’importance du local, des parages, de l’échelon le plus proche. Comment vous avez eu cette réflexion et comment, ensuite, vous avez construit cette tournée qui ne ressemble à aucune autre ?
R : C’est beau, les parages. On ne l’a jamais utilisé, ce mot. Ça aurait pu être un très beau nom d’album.
Les petits échelons, c’est d’abord des moyens de subsistance qui sont compréhensibles. Les néo-libéraux pensent le monde en termes de mondialisation, à des échelles démesurées sans penser la racine, le concret, le moyen de subsistance. C’est un mythe qui existe depuis trop peu de temps et qui touche déjà à sa fin. On vit quand même de manière très cheloue où tout ce qui nous entourne nous dépasse : on ne sait pas comment ça fonctionne, on ne sait pas le faire. Ça ne peut pas durer longtemps, ça.
Le rapport à l’eau, à la nourriture, à la subsistance, à l’autre immédiat, au voisin, aux parages, je pense fondamentalement qu’on l’a en nous. Ce besoin de tangible, de concret. Sinon, on ne comprend pas le monde. Il y a des échelles qui permettent de comprendre le monde sans être en permanence dans l’abstraction et je crois qu’elles sont à échelles de territoires culturels, de villes… La territorialisation, c’est passionnant. Une ville est un territoire, une chanson est un territoire. C’est tout ce qui peut se cercler, tout ce qui a un dehors et un dedans. C’est une membrane. C’est un corps. Notre ville, Saint-Etienne, c’est une culture qu’on peut à peu près nommer, c’est une culture ouvrière, de solidarité, une ville d’accueil qui a un accent qu’il n’y a pas de l’autre coté de la membrane de ce territoire-là. Ça, c’est une échelle de mémoire culturelle et qu’on peut nommer. On peut faire des histoires de ça. Et une bonne échelle politique, c’est une échelle à partir de laquelle on peut faire des histoires. Et le parage, c’est exactement ça. À partir du moment où on se détache totalement d’un territoire qu’on peut nommer, on est dans une échelle qui est incompréhensible.
C’est pour ça qu’on a voulu régionaliser notre tournée. Quand on va aller dans une ville on va demander aux gens de nous parler de leur culture, de comment ils fonctionnent, de qui iels sont… Je crois que quand on deviendra agile avec la question de la territorialité des gens, on pourra recommencer à faire de la politique. C’est mon intuition. Et je crois que c’est le rôle de l’artiste que de repenser les territoires, de les nommer.
T : Fonctionner de cette manière pour les tournées, c’est ce que font déjà les compagnies de danse et les compagnies de théâtre depuis 30 ans. C’est atypique pour un groupe de pop mais ça reste une formule qui existait déjà, qui était obligatoire pour leur subsistance. On s’est appuyé sur des salles qui sont extrêmement ouvertes, qui comprennent tout à fait le pourquoi de cette initiative et qui menaient déjà un travail de médiation depuis de nombreuses années.
On voulait aussi laisser de la place à l’inconnu, à la diversité, au côté protéiforme des médiations. On ne va pas faire le même atelier d’écriture pour chacun des territoires sinon ce serait perdre de la granularité, de la spécificité de ces territoires.
R : On avait aussi à cœur de nous en remettre à la sensibilité des gens, d’avoir des idées, d’inventer, des proposer des choses… En ce moment, on est beaucoup dans la stupéfaction, dans l’attente du prochain coup qu’on va se prendre sur la tête. Je regrette qu’il n’y ait pas plus de propositions pour faire autrement, pour essayer, pour prototyper… C’est comme pour notre festival : il faut faire les choses, ne pas attendre que ce soit parfait, essayer de les faire. Il n’a pas vocation à avoir lieu chaque année, ce n’est pas le propos. Rien ne nous oblige à le faire chaque année. La Coupe du Monde, c’est bien tous les quatre ans. Donc pourquoi pas ?
On veut que ça reste du plaisir et puis la rareté, c’est bien. On trouvera peut-être une histoire de tous les trois ans, en parlant de cycles de lune, de mythologie grecque…
LVP : Et sur scène, comment vous comptez faire vivre cet album ?
T : On est cinq sur scène, avec Marc-Antoine Perrio à la guitare, Grégoire Mainot à la batterie et Lucas Eschenbrenner aux claviers. L’idée, c’est de faire résonner trois artistes musiciens qui viennent de mondes différents, qui pourraient paraître hétérogènes les uns par rapport aux autres. Il y a un rockeur, Grégoire, de MNNQS, Marc-Antoine qui vient plutôt de la musique contemporaine, du jazz, et Lucas qui vient de la musique purement électronique et de la production numérique. Et pourtant, ces trois-là ont des choses à se dire par un certain sens de l’écoute, une certaine manière de se connecter, de faire relation les uns avec les autres. Ce qu’on s’est demandé c’est comment poursuivre le dialogue, comment faire pour projeter l’énergie de l’hybridation aux gens sans perdre de vue que ce sont des chansons et qu’elles doivent être délivrées en détente.
R : L’idée de ce qui nous relie à l’autre, de ce qui est commun plutôt que ce qui nous sépare, elle est importante. Faire une chanson, c’est rechercher ce qui est commun avec l’autre pour que ça résonne tout de suite. Il faut qu’il y ait une immédiateté de compréhension, que l’autre rentre en vibration avec qui est écrit.
LVP : Pour finir, est-ce que vous pouvez partager avec nous un coup de cœur artistique récent ?
R : J’ai beaucoup aimé La Faille de Blandine Rinkel, son dernier bouquin sur la famille, sur le fait de refuser de faire famille dans la norme. Ça m’a beaucoup touché. Ça parle d’une forme de résistance par rapport à quelque chose d’obligatoire que j’ai trouvée vraiment magnifique.
T : J’ai envie de parler de La chaîne naturaliste sur YouTube. C’est un type qui va faire de la pêche à pied sur la baie de Saint-Malo. Il a la joie de partager sa passion, de bien connaître son coin. Il a une joie immense de transmettre et ça me touche beaucoup.
Pratiquant assidu du headbang nonchalant en milieu festif. Je dégaine mon stylo entre deux mouvements de tête.