Les joies du collectif avec Sirens of Lesbos
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Auteur·ice : Rafael Dufour
14/02/2024

Les joies du collectif avec Sirens of Lesbos

| Photo : Anne-Clémence Fouin pour La Vague Parallèle

Avec Peace, le dernier album de Sirens Of Lesbos que l’on compte parmi nos projets favoris de l’année 2023, le quintet suisse a donné vie à son Eldorado. Une fusion de genres solaires et cosmopolites qui dessine un horizon utopique de société où règnent simplicité et union sociale. À l’occasion de leur concert à l’iconique POPUP! le 20 octobre 2023, La Vague Parallèle a rencontré les deux sœurs chanteuses de Sirens of Lesbos, Jasmina et Nabyla Serag, dans le but de briser la glace en cristal qui émaille l’univers coloré, mais définitivement politique du groupe. Avec authenticité comme maître mot, les deux sœurs ont partagé avec nous leur regard sans détour sur les ressorts intuitifs de la création artistique, le travail en collectif, la nécessité du politique et encore (et encore) du travail. Car l’art et la paix ont un point commun : personne n’y arrive en un claquement de doigts.

La Vague Parallèle : Tout d’abord, félicitations pour Peace, votre excellent nouvel album !

Sirens of Lesbos : Merci beaucoup !

LVP : Vous jouez votre premier concert à Paris ce soir au POPUP!. Comment vous sentez-vous ?

Nabyla : On est super impatient·es de jouer à Paris ! On a beaucoup travaillé jusqu’ici pour arriver à développer un bon show pour le nouvel album.

LVP :  Pour revenir aux fondations du groupe, d’où vient le nom « Sirens of Lesbos » ?

Nabyla : Nous cherchions un nom qui sonnait bien et qu’on pouvait modeler d’une certaine manière. On voulait aussi un nom qui avait une belle sonorité et qui avait le potentiel de laisser imaginer un certain monde derrière notre musique.

LVP : Il y a quelque chose de mystique dans votre nom, tout comme dans votre musique…

Jasmina : On aurait peut-être dû venir avec des masques (rires).

LVP : On dit beaucoup à propos de votre musique qu’elle est électrique et métissée. Comment faites-vous la rencontre entre toutes ces influences ?

Jasmina : On est quatre personnes travaillant ensemble en studio. En tant que sœurs, Nabyla et moi avons un parcours similaire. Mais les deux autres ont des antécédents totalement différents. Chacun·e d’entre nous a une histoire familiale, des goûts musicaux, des périodes différentes… On a parfois des phases un peu folles, durant lesquelles on va par exemple écouter que de la country. Même si pour l’instant nous n’avons jamais joué avec la country en studio, c’est possible que cela arrive. C’est à partir de tout cela que notre musique prend forme.

Nabyla : Lorsqu’on est en studio, on est très intuitif·ves et ouvert·es à ce qui se passe dans le moment présent. On ne se fixe jamais un style de musique particulier. Tout dépend de ce qui correspond à la situation. Parfois, il peut s’agir d’un·e artiste que je n’ai écouté·e que deux heures dans ma vie ; puis d’autres fois, cela peut être un·e artiste ou une musique que j’ai écoutée toute ma vie.

Jasmina : On a aussi tous·tes dans le groupe une façon assez éclectique d’écouter de la musique. Personne n’écoute qu’un seul style de musique. Nabyla peut arriver avec une chanson qu’elle ne l’aime pas vraiment, mais dans laquelle elle trouve la basse intéressante par exemple. À partir de là, on s’en inspire sans essayer de recréer le même style de musique.

LVP : Votre musique inspire une grande de fluidité et intuition. Vous pouvez nous en dire plus sur la façon dont vous composez ?

Nabyla : Habituellement, ça commence avec une démo. Puis, ça reste très intuitif puisque nous faisons tout ensemble. Chacun·e d’entre nous part d’une zone où iel peut vraiment travailler à sa manière, puis quelqu’un apporte sa contribution et guide potentiellement l’intuition des autres. Melvyn (Buss) a souvent les idées qui fusent à partir d’une démo, alors qu’Arcie (Friede) reste plutôt intuitif pour les paroles. Quant à Jasmina et moi, nous laissons venir à nous les harmonies et les mélodies. C’est une cohésion très agréable de nos intuitions que l’on développe en tant que groupe.

| Photo : Simon Habegger

Jasmina : On n’a pas de recette particulière. On va en studio, et quand quelqu’un a une idée, on travaille le morceau de manière organique jusqu’à ce qu’on arrive à un point où l’on se dit « Ah, je pense qu’on l’a ! ».

LVP : Est-ce qu’il y a une certaine magie que vous ne pouvez pas expliquer à l’heure du résultat final ?

Nabyla : Je n’essaie pas vraiment de me dire “Oh, c’est apparu comme par magie”. Nous travaillons beaucoup pour y arriver. Il nous faut parfois chanter les harmonies vingt fois pour arriver au bon résultat. Il arrive aussi que le premier essai soit le meilleur : c’est là qu’il peut y avoir une certaine magie. C’est un mix entre du travail acharné, de bonnes relations avec les gens avec qui on fait de la musique et un bon environnement de travail. Le plus magique, c’est de mettre de côté une chanson qu’on vient de finir, puis de la réécouter deux semaines plus tard et de la trouver toujours bonne. Ça nous arrive également de revenir vers une chanson et qu’elle n’ait plus de sens pour nous – sûrement parce que nous étions sur un petit nuage lorsque nous l’avons créée.

LVP : Par rapport à Sol, Peace est plus direct et son imagerie plus concrète. Quelle a été votre approche dans l’écriture de cet album ? A-t-elle été différente de Sol ?

Nabyla : Ce qui fait la différence, c’est qu’on a joué avec le langage que nous avions développé en faisant Sol. Pour moi, Sol représentait une première entrée en matière dans le fait de travailler avec des gens que je connaissais depuis longtemps mais qui m’étaient inconnu·es dans le contexte du studio. Même avec ma sœur, on devait apprendre à travailler ensemble et à communiquer au sein du studio. Avec Peace, il s’agissait davantage de jouer avec cet outil qu’est le langage, que j’ai appris à vraiment affiner. J’avais plus confiance en nos capacités à faire quelque chose de bien. Ça m’a donné un peu plus de liberté. Je n’avais pas à remettre tout en question par peur que ça ne fonctionne pas. Les choses sont tout de suite beaucoup plus simples et les messages viennent plus facilement.

LVP : Les paroles sont plus directes mais restent assez ouvertes.

Nabyla : On peut clairement dire que cela vient de l’écriture très intuitive d’Arcie. On la transforme ensuite en un discours auquel tout le monde peut s’identifier. Je pense que la force de nos paroles réside dans leur universalité. Elles parlent de certaines situations de la vie quotidienne, mais elles donnent toujours la possibilité de s’appliquer à différents contextes. Nos textes pointent davantage des dynamiques que des personnes ou des situations particulières. Ça peut venir de l’une de nous trouve telle situation déconcertante. On réfléchit alors ensemble à ce qui ne va pas et on identifie une dynamique particulière. Souvent, le problème d’une situation en particulier peut se retrouver dans de nombreuses autres circonstances.

Jasmina : Nos textes dévoilent des comportements systémiques. On fait ressortir des concepts applicables dans de nombreuses situations.

LVP :  Dans Peace, vous êtes plus en contact avec certains sujets de notre monde moderne – société de consommation, réchauffement climatique, inégalités, etc. Pourquoi ce choix ?

Nabyla : On ne s’est jamais vraiment dit qu’on voulait parler de sujets politiques. Peu importe que ça se fasse à travers la musique ou les informations, on s’est mis d’accord sur le fait que la musique était un moyen logique d’expression. On voulait être authentiques dans notre musique. Il s’agit ensuite de savoir comment opérer, et pas tant pourquoi.

Jasmina : Nous sommes plus ou moins des personnes politisées – du moins éveillées sur ce qui se passe dans le monde. Nous sommes constamment penché·es sur des sujets qui sont dans l’esprit du temps. On a des yeux et des oreilles, c’est à nous d’en faire quelque chose. Le fait que nous disposions d’un moyen de communication rend les choses très naturelles. Beaucoup de gens dans mon cercle d’ami·es et de connaissances ont aussi un passé qui les oblige à être politisé·es.

| Photo : Simon Habegger

LVP : Qu’est-ce que suppose ce regard éveillé : une volonté de secouer les choses, ou peut-être une démarche cathartique ?

Jasmina : Quand on a souvent l’esprit tourné vers la politique, c’est important de cultiver des moments de respiration et de célébration des choses positives de la vie. Ça explique probablement notre direction musicale. Le contenu peut aussi être critique sans pour autant l’être d’une manière très sévère. La musique peut faire réfléchir sans être hyper énervée – ce qui est totalement légitime, mais ce n’est pas notre manière de communiquer.

Nabyla : Pour moi, c’est important de pouvoir évoquer ce contexte critique sans qu’il soit accablant. Jasmina et moi, on fait passer l’authenticité de notre perception du monde avant notre propre confort. C’est toujours plus facile de ne rien dire, mais quand quelque chose nous dérange, il faut pouvoir trouver un exutoire. À chacun·e de définir le sien : avec Sirens of Lesbos, on construit dans notre univers musical un espace où l’on peut réellement réfléchir aux enjeux actuels. On choisira toujours l’authenticité, quitte à se confronter constamment à ce qui nous dérange.

Jasmina : Puis on reste aussi quatre personnes en studio, sans compter Denise Häberli, notre directrice artistique, qui s’occupe de l’artwork. Le projet ne concerne donc pas seulement une ou deux personnes qui vont politiquement dans un même sens. Il est plutôt question de la manière dont nous travaillons en tant que collectif et arrivons à résultat qui reflète tout le monde. On peut vous assurer que si nous avions un projet uniquement à deux, il serait beaucoup plus politique et direct. Mais ici, tous les acteur·ices impliqué·es dans Sirens of Lesbos donnent au projet une certaine couleur.

LVP : La patte, en français !

Jasmina : Oui, « la patte » !

LVP : Est-ce que la musique est-elle pour vous une safe place ?

Jasmina : Non, pour plusieurs raisons. Je pense d’abord qu’il y a une pression intérieure, car pour être musicien·ne, il faut produire quelque chose et ce, de façon fréquente. La seconde raison concerne beaucoup de gens : l’instabilité financière. Je suis à l’aise avec l’idée que j’ai choisi d’être musicienne, mais quand j’y pense d’une manière très conventionnelle, je me demande : « Est-ce que je gagne assez d’argent ? Puis-je garantir que ce que je vais créer va me permettre d’en vivre ? ». C’est tout de même rassurant d’être dans un collectif parce que ça supporte l’instabilité de chaque personne.

Nabyla : Sur le plan économique, je suis d’accord. Sur le plan artistique pour moi, la musique peut être une safe place. C’est super de travailler avec des gens avec qui je me sens intime et en sécurité. Je sais qu’ils ne me jugeront pas si je ne chante pas de la manière qu’ils imaginaient. Ce cadre me donne la liberté de faire ce que je veux en studio. Pour le reste, je ne pense pas que ce soit un endroit rassurant. Je ne pense pas non plus que ce soit bénéfique pour l’art lui-même de penser la musique comme une safe place. J’aime ll’idée de prendre des risques, sans savoir si le résultat sera bon ou mauvais.

LVP : Vous avez collaboré avec la légende du funk, Bootsy Collins, sur la chanson 8 Billion qui clôture l’album. Vous pouvez nous en dire plus sur le processus de création de la chanson ?

Nabyla : Au début, j’avais l’impression que c’était surréaliste. Je voyais cette personne que j’avais écoutée en grandissant, qui me paraissait lointaine et inaccessible. On avait quasiment fini la chanson, mais elle avait besoin de quelque chose d’autre. Très spontanément, nous avons demandé à Bootsy Collins. On a sollicité son manager, sa femme, qui nous a dit qu’il aimait le morceau. Quand j’ai vu qu’on avait reçu un message vocal de Bootsy Collins, je n’en revenais pas. Puis on a réalisé que ça marchait, et on s’est dit qu’on allait travailler avec cette personne comme si on travaillait avec n’importe qui. La collaboration était très naturelle, mais toujours avec un grain de folie.

Jasmina : J’ai toujours ce sentiment qu’on était juste en train de travailler, tout simplement – ce qui réduit un peu ce côté mystique.

Nabyla : Lorsqu’on a écouté la version finale pour la première fois, c’était tellement gratifiant et amusant de l’entendre chanter ce texte écrit spécialement pour notre chanson.

LVP : Quels sont les artistes qui vous inspirent aujourd’hui ?

Nabyla : J’aime beaucoup FKA Twigs pour sa façon de construire tout un monde de concepts musicaux. J’adore ce qu’elle fait autant sur le plan visuel que sur le plan musical. C’est intéressant de voir que son concept fait tellement sens qu’il peut se répandre partout – que ce soit dans des performances de danse, dans des concerts ou même dans ses albums.

Jasmina : Je dirais exactement la même chose à propos de Solange. Dans musique, elle a un discours très critique, tout en gardant toujours beaucoup d’élégance, sans jamais tirer l’auditeur·ice vers le bas. J’adore ça.

LVP : Enfin, qu’est-ce qui vous fait sentir en paix ?

Nabyla : Pour diverses raisons, je ne me sens pas en paix ces derniers temps, avec les différents points de tension qui nous entourent et que le contexte actuel nous pousse à affronter. C’est comme s’il y avait une urgence à affronter ces contrariétés, aussi personnelles que générales. Certes elles m’agitent, mais je gagne en tranquillité d’esprit à l’idée de savoir que je m’y confronte aussi.

LVP : Et Peace fait-il partie de ce travail de confrontation ?

Nabyla : Oui, sans aucun doute. Peace incarne la manière dont je gère aujourd’hui toutes ces irritations. L’album s’appelle aussi Peace (« Paix ») car j’ai l’impression d’avoir beaucoup travaillé sur ce que la paix signifie pour moi. Ce qui me donne de la sérénité, c’est de me rappeler que je ne me repose pas sur l’idée d’un joli message inoffensif. Je m’efforce de me confronter à toutes ces crispations, même si cela demande un travail acharné.

Actuellement en tournée, Sirens of Lesbos livrera un nouveau show parisien à Le Mazette, le 14 février prochain.

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