Si laid que ça en devient beau, ou comment apprendre à aimer la cornemuse avec Ugly Season de Perfume Genius
"
Auteur·ice : Philomène Raxhon
28/06/2022

Si laid que ça en devient beau, ou comment apprendre à aimer la cornemuse avec Ugly Season de Perfume Genius

Photo | Camille Vivier

Si on vous dit morceaux de huit minutes et pièce de danse immersive, vous nous répondez ? Surtout pas. Du moins, on pensera à snorter un rail d’Adderall en prévision des 55 minutes sans entracte de chorégraphie conceptuelle et de musique live tout aussi abstraite. On aurait pourtant bien tort d’aborder le nouveau projet de Mike Hadreas, aka Perfume Genius, comme un autre ticket de spectacle offert à Noël par ta tante adepte de la mousse de poisson et du cinéma espagnol. En collaboration avec la chorégraphe Kate Wallich, Perfume Genius livre un sixième album singulier, doux et puissant, apogée de sa recherche du son, de la pop expérimentale qu’il a construite. 

Ugly Season, c’est le nom de ce dernier opus. Point aussi limpide que Set My Heart On Fire Immediately, titre de l’album précédent qui avait le mérite d’être clair, Ugly Season évoque plutôt la dualité. Il est développé dans le cadre d’un projet pluridisciplinaire, alliant musique et danse immersive, appelé The Sun Still Burns HereRéférence à The Sun Also Rises d’Hemingway ? Ok, en vrai, on n’en sait rien, puis on va arrêter de jouer les intellectuel·le·s ; le samedi soir, c’est plus pouloulou que Nobel de littérature. Ugly Season, donc, ou la confrontation vertigineuse de l’artiste au moche, tâche intimidante à laquelle peu se risquent. Les saisons, quelles sont-elles ? Celles de la vie d’Hadreas, scindées entre sa sobriété acquise à presque 30 ans et, avant, la laide saison. Rien d’étonnant alors à ce que l’album oscille gracieusement entre béatitude et fond du trou. Sur Teeth, le musicien exprime l’espoir comme l’art de se manger le pavé, traverse les émotions comme une balle la pluie.

Ugly Season est plus érotique que les projets précédent de Perfume Genius. Un érotisme plus lassif que l’amour explosif de Otherside, sur l’album No Shape, plus assumé que la sensualité timide de Jason, sur Set My Heart On Fire Immediately. Le ton est queer et moderne, à l’image d’Herem, second titre de l’opus, qui conte des bourrasques à l’harmonium avant une apothéose de percussions, ou Photograph, morceau qui évoque la fin d’une épopée burlesque, comme l’élaboration en direct d’un tableau de fantasmes. Pensée en mouvement avec des corps, la musique est imprégnée de ce rapport charnel qui laisse échapper des soupirs sur presque tous les titres, des respirations joyeuses de Pop Song, aux carillons féériques, à Ugly Season, titre éponyme, qui se pare de presque bâillements et de beats saccadés. L’air y est monotone et provocateur.

Bitch, it’s ugly season
And I love it

The Sun Still Burns Here s’articule autour de la vision exigeante de la chorégraphe Kate Wallich et du son aux métamorphoses oniriques de Perfume Genius. À la fois rigide et tendre, la pièce de danse immersive raconte le dénouement spirituel d’un amour en décomposition. Si si, rappelle-toi, le truc de 55 minutes sans entracte. Sur Ugly Season, Mike Hadreas collabore aussi avec Alan Wyffels, artiste lui aussi et partenaire du musicien. Perfume Genius réalise également un court-métrage avec Jacolby Satterwhite, artiste visuel notamment à l’origine du film When I Get Home, déclinaison en images du quatrième album de Solange. Et toi, t’as fait quoi de ces deux dernières années ? Mike Hadreas s’inscrit ainsi dans une vision pluridisciplinaire et radicalement déconstruite de sa musique, celle qui fermente et jaillit depuis de nombreux albums. Le film s’intitule Pygmalion’s Ugly Season, autant dire le passage à vide de ce sculpteur mythologique tombé amoureux de Galatée, une statue de sa création, que la déesse Aphrodite rendra vivante par la suite. Et ouais, ça a appris à faire du banana bread mais ça a aussi lu Ovide pendant son confinement.

 

Perfume Genius sait aussi s’octroyer un peu de répit après les instrumentales carillonnantes. Eye in the Wall est un morceau rythmé, aux airs de club 70’s qui s’entrechoquent sur un socle de musique planante, comme les scintillements d’une boule disco qui se liquéfie. Les percussions sont reggae-esque, on ne se refuse rien. Hellbent nous ballotte encore. Est-ce bien de la cornemuse qu’on entend ? Est-ce bien raisonnable, surtout ? Entre le celtisme séduisant de Tristan et Iseult et l’Irlandais bourré au pub un mardi soir, il n’y a qu’un pas. L’artiste s’y risque et délivre un titre, pas des plus mélodieux, on l’admettra, mais bercé d’une intensité indéniable dont seul Mike Hadreas a le secret. De cette puissance qu’on lui connaît depuis ses débuts, comme sur Queen, issu de l’album Too Bright sorti en 2014, dont le beat ponctuel et écrasant atomise encore aujourd’hui toute préconception de la pop expérimentale. Hellbent est débordant et insoutenable, son ton grunge inattendu invoque l’urgence. Le voilà, le moche.

Ugly Season est une proposition ambitieuse pour un artiste qui n’a plus à prouver son talent et sa pertinence, qu’il remixe du Charlie XCX avec Good Ones, collabore avec les Yeah Yeah Yeahs sur Spitting Off the Edge of the World ou élabore un album entier de musique inaudible aux premiers abords mais finalement emplie des airs les plus élaborés et bouleversants qu’on ait entendus. Perfume Genius saisit l’opportunité du radical et du dissident, propose un projet cohérent dans sa grandeur sans retenue et sa pudeur de peu de mots. Ok, c’est pas pouloulou, mais pour les jours où on veut se la jouer un peu intellos, ça fera largement l’affaire. En guise de conclusion à ces quelques 55 minutes de danse immersive (on maintient qu’il faut s’accrocher), Cenote et son clavecin solo font écho à Just a Room, premier titre d’Ugly Season. Cyclique mais imprévisible, comme la Nature.

 

 

@ET-DC@eyJkeW5hbWljIjp0cnVlLCJjb250ZW50IjoiY3VzdG9tX21ldGFfY2hvaXNpcl9sYV9jb3VsZXVyX2RlX3NvdWxpZ25lbWVudCIsInNldHRpbmdzIjp7ImJlZm9yZSI6IiIsImFmdGVyIjoiIiwiZW5hYmxlX2h0bWwiOiJvZmYifX0=@