En amont de cette édition du Listen Festival, on a rencontré Yooth, véritable prestidigitateur du son, qui a magiquement orienté la nuit vers quelque chose de plus groovy, de plus coloré et de plus énergique. Ce renouveau de la scène est principalement le fait de collectifs motivés et innovants comme Brikabrak, l’équipe qui entoure Yooth au quotidien. Si vous êtes nouveau ou nouvelle à Bruxelles, ne manquez pas de vous rendre sur l’un de leurs dancefloors dès que possible (si ce n’est pas déjà sold out quand vous tombez dessus).
On aurait bien aimé interviewer tout le monde pour connaître le point de vue de chacun·e sur ces questions, mais par souci de clarté, on a confié la lourde tâche de porte-parole du groupe à Yooth cette fois-ci. Mais puisqu’il s’agit d’un mouvement basé sur l’inclusion et la collaboration, il convient de faire un beau shout out comme il se doit au reste du groupe : Les DJs Bona Léa, Fahad Seriki, Jiem, Monicashflow, o’simmie, Ravi Bongo, Torito22, mais aussi Alice, Alex, Arielle, qui travaillent sur l’administration, le marketing, le volontariat, la direction artistique et tout ce qui n’est pas lié au DJing.
La Vague Parallèle : Salut Yooth, comment tu vas ? On se connait déjà (un peu), mais est-ce que tu peux te présenter, pour toutes ces personnes qui veulent comprendre l’histoire derrière ton nom ?
Yooth: Moi c’est Ingmar (il/lui), 27 ans, connu sous le nom de DJ Yooth, mais je suis aussi un fils, un frère, un ami, un esprit créatif, un curateur, un graphiste, un animateur radio, un promoteur, et un perfectionniste en voie de guérison (rires). Je suis un homme, mais mon expression de genre n’est pas binaire. Je ne ressens pas le besoin de me mettre dans une case spécifique. Je me sens chez moi à Bruxelles, mais j’ai grandi dans le Limbourg. C’était calme et paisible, mais trop étroit d’esprit pour moi. Je suis vraiment content d’être ici.
LVP: Ça fait un moment qu’on voit passer ton nom sur les différentes scènes de la nuit. Ça fait longtemps que tu es dans la musique ? Qu’est-ce qui t’a fait réaliser que tu voulais faire partie de cette scène ?
Yooth : Je me souviens qu’à l’école maternelle, je me voyais déjà sur scène. Je ne savais pas vraiment comment, ni pourquoi, mais cette vision était là. J’ai commencé à mixer vers l’âge de 14 ans, c’était un déclic, depuis je ne me suis jamais vraiment arrêté pour regarder en arrière. J’aime tellement ça, c’est fou. Tout ce que je fais est plus ou moins destiné à créer des occasions de partager la musique. Animer une émission de radio ? Pas de problème ! Organiser une fête ? C’est parti ! Être le maître du câble auxiliaire lors d’une house party ? Oui, bien sûr !
LVP: Les gens te connaissent peut-être via ton collectif Brikabrak. Comment tout cela a-t-il commencé ? Quelle était l’idée ou la motivation derrière la nécessité de former un collectif ?
Yooth : J’avais besoin d’une fête où je pouvais partager sans complexe la musique que j’aimais. Ensuite, j’ai voulu que ce soit plus qu’une fête et j’ai lancé une émission de radio sur Bruzz, tout en invitant des DJs qui partagent ma philosophie de la fête et c’est devenu des résident·es. Petit à petit, ces DJ et quelques ami·es se sont greffé·es de plus en plus au mouvement et Brikabrak est devenu un collectif, une communauté. J’ai organisé des réunions au cours desquelles on a réfléchi autour d’idées concrètes qu’on a essayé de mettre en place au mieux de nos capacités.
C’est pas forcément plus simple d’évoluer en tant que collectif, c’est toujours pas facile de travailler avec ses amis dans une ASBL ou un collectif de la nightlife. En tant que fondateur et coordinateur du groupe, c’est mon rôle aussi de faire face aux attentes de tout le monde sans perdre l’énergie au coeur du mouvement. Mais globalement, j’ai de la chance d’être entouré de toutes ces belles personnes.
LVP : Si tu devais te définir, toi et tes amis, par des genres musicaux plus précis, lesquels mettrais-tu en premier et pourquoi ? D’où vient cette passion ?
Yooth : C’est une question difficile, car notre champ d’action est très large. On adore explorer l’essence d’un genre, l’âme d’un autre, ce qui rend les choses difficiles à résumer. Sur notre plateforme, on peut entendre un morceau de UK Bass avec des influences amapiano, un morceau de trance avec des percussions d’Afrique de l’Ouest, du dembow avec des éléments rave… On avait l’habitude d’appeler ça de la global club music, mais on a arrêté, c’était juste la variante électronique du terme eurocentrique « world music ». Mais dans un sens, c’est une musique de club qui ne peut exister que dans un monde hyper-mondialisé, où les frontières musicales n’existent plus. Je vais peut-être recommencer à utiliser global club music tout compte fait.
LVP: Parfois, la musique peut en dire davantage que de simples mots. Peux-tu nous donner trois morceaux qui définiraient ton univers musical ?
Yooth : Donsurf – Corcovado
Bok Bok – Melba’s Call (DJ Polo & NKC Remix)
Neana – Cyberia (Hagan Remix)
Ces titres sont mes coups de cœur du moment. Toutes ces tracks existent dans un univers où la UK bass, la musique de club et les genres sud-africains comme le gqom et l’amapiano s’entrechoquent.
LVP: Dans une de tes vieilles bio, tu disais que tu essayais de « combiner des sons flottants et soulful typiques de la future bass avec des sons plus exotiques et organiques », c’est encore le cas pour toi ?
Yooth : Oh mon dieu, il faut que je purge l’internet de mes vieilles bios. Mais oui, j’étais vraiment dans le mouvement future beats en 2016. SoundCloud était en pleine effervescence à l’époque. Ce n’est pas devenu un mouvement qui a vraiment laissé des traces indélébiles dans l’histoire de la musique, mais certain·es de ses producteur·ices ont marqué les esprits. La façon dont Monte Booker faisait sonner sa 808 de façon si bizarre dans Kolors (ft. Smino, 2016), par exemple, c’est devenu le son 808 standard de la trap pendant un certain temps. La façon dont Sango a incorporé des samples de baile funk dans ses beats a ouvert la porte à toute une vague d’edits baile sur SoundCloud. Bien que je ne joue plus ce que l’on appelle les « future beats », certains de ses éléments sont toujours présents dans mes sélections actuelles.
LVP: La plupart de vos soirées sont full, vous avez apporté un nouveau type de son à Bruxelles, vous avez déconstruit la vie nocturne pour une meilleure inclusion des gens et des genres… Où en êtes-vous aujourd’hui avec votre collectif ?
Yooth : Le processus a été lent mais régulier au cours des sept dernières années, je suis satisfait de là où l’on est aujourd’hui. On ne peut pas comparer Brikabrak à quoi que ce soit d’autre. Ce n’est pas quelque chose que l’on obtient du jour au lendemain. On est parvenus à un stade où nous avons acquis toutes les bases nécessaires et où nous pouvons commencer à réfléchir aux petits détails. On s’oriente vers une posture plus corpo (WE STAND ON BIZZNIZZ), sans perdre notre identité ludique, et on s’efforce de rester aussi cohérent·es que possible.
Je ressens une certaine soif de nouveaux projets au sein de Brikabrak, mais avec trois résidences radio et des soirées tous les deux ou trois mois, on est déjà très productif·ves. En interne, on trouve lentement un nouvel équilibre au sein de l’équipe en ce qui concerne la répartition des tâches. Au cours des dernières années, cinq nouveaux membres importants ont rejoint le collectif, il faut un certain temps pour trouver le nouveau rythme. Tout d’un coup, je me suis retrouvé dans un rôle de manager, ce qui était complètement nouveau pour moi. Je ne sais pas encore comment déléguer ces responsabilités, mais j’ai hâte d’apprendre. Après avoir fait le gros du travail moi-même pendant des années, il est temps maintenant de lâcher prise et d’accepter que tout ne doit pas être fait à ma façon.
LVP: Un jour, on a eu une discussion au cours de laquelle tu m’as demandé si je pensais que Brikabrak était underground ou pas. Après avoir répondu à ces questions, dirais-tu que c’est le cas ? Aimeriez-vous que cela soit le cas ?
Yooth : Tant que nous n’organisons pas de raves clandestines, pleines de transpi dans un bunker illégal, on ne peut pas dire que Brikabrak soit strictement underground, n’est-ce pas ? Mais la musique que l’on joue est underground. La plupart des sons qu’on joue sortent de manière indépendante, on ne les entend pas sur les radios grand public et elles ne sont pas faites pour les masses. Cependant, je suis sûr que plus de gens seraient intéressé·es s’iels entraient en contact avec. Je disais plus tôt qu’on aime explorer la présence d’un genre dans un autre, de sorte que l’on se sente toujours familier, tout en étant différent. Pour moi, c’est la meilleure forme d’art.
LVP: Tu penses que Bruxelles est un endroit propice à ce type de développement ?
Yooth : Bruxelles respire l’éclectisme. Cette ville EST un bric-à-brac, une collection de curiosités, un melting-pot, appelez cela comme vous voulez. Ce type d’identité déteint sur ses habitant·es (ou est causé par ses habitant·es), de sorte que les gens ici sont généralement ouvert·es d’esprit et désireux·ses de découvrir de nouvelles choses constamment.
LVP: Ces dernières années, Brikabrak et d’autres acteurs majeurs de la vie nocturne avez été invités par divers festivals pour parler de la scène, de ce qui est bien et de ce qui doit changer. Ces derniers temps, as-tu constaté une évolution (positive) de la scène ?
Yooth : Je suis tellement concentré sur notre scène que j’oublie parfois de regarder autour de moi et de voir comment les choses évoluent à droite et à gauche. D’une manière générale, il semble que Bruxelles s’en sorte plutôt bien lorsqu’il s’agit de proposer des programmations inclusives, mais l’industrie musicale dans son ensemble pourrait sans aucun doute être plus diversifiée. Le fait que l’UNESCO n’ait pas mentionné les fondateur·ices noir·es de la techno de Détroit lors de la reconnaissance de la scène techno de Berlin en tant que patrimoine mondial en est un bon exemple. La santé mentale est un autre sujet dont on pourrait parler davantage. Beaucoup de jeunes promoteur·ices et artistes doivent se battre pour se faire une place et ont souvent un emploi à côté pour soutenir leur carrière. Ça peut devenir épuisant et parfois même isolant, c’est pourquoi il est nécessaire de parler davantage de ce sujet et d’apporter tout notre soutien aux personnes qui en ont besoin.
LVP: Vous co-organisez une soirée avec Blck Mamba, on vous a vu travailler ensemble assez souvent. S’agit-il principalement de musique ou y a-t-il un côté humain très important qui crée cette magie ?
Yooth : En fait, nous sommes de très bon·nes ami·es en dehors de la musique. L’été dernier, on est allé·es ensemble au carnaval de Londres, ce qui a vraiment cimenté notre amitié. Outre la ressemblance dans la sélection musicale, on partage aussi des visions, des frustrations et des ambitions similaires et on en a toujours parlé ouvertement. Il n’y a pas la moindre concurrence et chacun·e veut le meilleur pour l’autre. Faire des B2B avec elle c’est aussi très amusant parce que notre façon de mixer est pratiquement identique.
LVP: Tu peux nous en dire un peu plus sur la programmation de la soirée ? Qui a décidé quoi ?
Yooth : Blck Mamba a géré le C12, je me suis occupé du C11. On a reçu carte blanche de la part du Listen Festival, finalement on a une programmation très équilibrée pour les deux salles. Le C11 met l’accent sur les locaux avec Bona Léa, Fahad Seriki, Rrita Jashari, Jonas Alexander (qui vit à Paris, mais a grandi à Bruxelles), et moi-même. Blck Mamba a invité des poids lourds internationaux comme la reine du Jersey Club Uniiqu3, la légende de la bass britannique Ikonika et le producteur de gqom STATE OFFF, en plus de son set et de celui de Raql. On commencera la nuit en douceur et on s’assombrira progressivement au fur et à mesure que la soirée évoluera — c’est quelque chose que nos curations ont en commun.
LVP: Pour cette soirée, y a-t-il un·e artiste que tu attends au tournant ? Que tu as vraiment envie de voir ?
Yooth : STATE OFFF. J’ai passé ses edits gqom en boucle et il tease son album depuis longtemps, je vais donc enfin entendre son nouveau travail dans le club.
LVP: Quelle est l’importance de festivals comme le festival Listen pour la scène ? Pour le développement d’une ville ? Pour le développement d’une carrière artistique et de l’avenir d’un collectif ?
Yooth : Bruxelles a besoin de festivals urbains pour mettre notre scène de musique électronique sur la carte du monde. Ce type d’initiatives a le potentiel de rassembler des gens du monde entier, un peu comme l’ADE à Amsterdam. Ça crée une effervescence autour des acteur·ices locaux·les et constitue une excellente occasion de se faire des contacts. Cette ville a déjà une vie nocturne extraordinaire — le festival Listen ne fait que la mettre en valeur. Pour Brikabrak, c’est un plaisir d’essayer de nouveaux lieux. Il y a deux ans, on s’est installé·es à LaVallée, à Molenbeek, cette année on est passé·es au C12. Pour une scène en développement comme la nôtre, il est intéressant d’occuper un espace dans ce qui est généralement connu comme étant un temple de la techno et de la house.
LVP: Peux-tu nous dire ce qu’on peut te souhaiter pour la suite de 2024 et pour le futur de Brikabrak ? Y a-t-il des projets spéciaux en cours de réalisation que tu peux annoncer ou partager ?
Yooth : On collabore avec Agneskena sur une mini-série vidéo pour présenter tous les membres de Brikabrak, ce qui sera vraiment cute. On participe aussi au festival de clôture de Decoratelier et on vient de commencer une résidence à Oroko Radio, que je co-anime avec Monicashflow. Tout ça est super excitant, souhaitez-nous que ça se passe bien !
Bercé par une diversité musicale éclectique, Matéo est aujourd’hui spécialisé en électro, vous risquez de le croiser sur le dancefloor à débattre sur des questions politiques ou de société tout en dansant plein de sueur sur un BPM dépassant les 160.