“SOPHIE” par SOPHIE : hyperpop-mortem
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Auteur·ice : Philomène Raxhon
14/10/2024

“SOPHIE” par SOPHIE : hyperpop-mortem

L’annonce d’un album posthume fait frémir. Pas tant à cause du caractère intrinsèquement morbide de ces opus, mais parce qu’ils riment souvent avec appât du gain et hologrammes des défunt·es (pour l’amour du ciel, laissez Michael Jackson en paix). Autant dire qu’en apprenant la sortie d’un album posthume de SOPHIE, notre sang n’a fait qu’un tour. L’aventure ne pouvait aboutir que de deux façons : en tragique contrefaçon du génie perdu de l’artiste, ou en instants de grâce hyperpop arrachés à la faucheuse à coups de BPM. Fort heureusement pour nous, pas d’hologrammes à l’horizon.

Peu d’artistes manquent au monde autant que SOPHIE. Musicienne visionnaire et pionnière du style hyperpop, l’anglaise est tragiquement décédée en janvier 2021 d’une chute accidentelle à l’âge de 34 ans. Est-ce qu’on est en train de dire qu’on aurait préféré voir Bertrand Cantat tomber du troisième étage d’un immeuble ? Absolument. Hélas, ce sont toujours les meilleur·es qui partent en premier. Témoignages sans équivoque de l’impact de SOPHIE sur le monde musical, le morceau I Believe du dernier album de Caroline Polachek lui est dédié, Sweetest Fruit, sur le dernier opus de St. Vincent, réserve aussi une ode à l’artiste, tandis que So I, titre issu de Brat – oui, LE Brat de Charli XCX – est inspiré du deuil de son amie. Reine parmi les reines, SOPHIE et sa mort ont laissé un trou béant dans le futur de la pop. Cet album posthume, sobrement intitulé SOPHIE et sorti le 27 septembre dernier, fait office de dernière preuve de son influence inouïe.

Pour mettre au monde cet album, celleux qui ont succédé à SOPHIE n’ont rien inventé. À la mort de l’artiste, “toutes les couches de chaque chanson [de ce nouvel opus] étaient déjà présentes sous une forme ou une autre“, expliquait au New York Times Benny Long, frère et collaborateur de SOPHIE, à la sortie de l’œuvre éponyme. En 2021, cette dernière travaillait donc au redouté second album, censé asseoir son pouvoir novateur après le succès retentissant de Oil of Every Pearl’s Un-Insides, son premier opus. Plébiscité de tous les côtés, l’album contient de pures expressions de la mouvance transhumaniste hyperpop, telles que Ponyboy, It’s Okay To Cry et notre tube de l’été absolu – à blaster dans une Ford Fiesta en sillonnant des routes de campagne au coucher du soleil -, Immaterial. Pas de pression pour Benny, donc, soudain seul responsable de boucler un deuxième album d’ores et déjà annoncé comme une œuvre de génie, sans ladite génie.

À la différence de Oil of Every Pearl’s Un-Insides, SOPHIE est entièrement composé de collaborations. On y retrouve notamment l’iconique Kim Petras, devenue en 2023 la première personne trans de l’histoire à être récompensée aux Grammy Awards. Dans son discours, la pop star allemande a remercié SOPHIE – une des trois premières artistes trans nommées aux Grammys – de lui avoir ouvert la voie. Les deux pionnières se retrouvent donc une dernière fois sur le morceau trap-pop Reason Why, également réalisé avec le duo californien BC Kingdom. Sur ce second opus, l’interprète de Lemonade renoue aussi, le temps de deux titres de musique club effrénée, avec sa petite-amie, la musicienne Evita Manji. Berlin Nightmare et Gallop sont deux indices furieux des influences gabber de SOPHIE, qui suggèrent peut-être un virage hardcore de l’artiste que l’on ne verra jamais, ou simplement une ode à son enfance passée en raves londoniennes.

For always and forever
Forever and for always we’ll be shining together
And as the years go by you’ll still be by my side
For always and forever

En pérégrination musicale qui ressemble plus à la soirée pyjama/studio session techno-queer-pop de nos rêves qu’à un simple album, SOPHIE referme aussi des titres réalisés avec Nina Kravitz, Jozzy, ou encore la fabuleuse Hannah Diamond. Les 16 morceaux qui le composent déploient tous les terrains de jeux de la productrice, des œuvres les plus brutalement expérimentales Rawwwwww et Plunging Asymptote, en passant par la dance music acidulée de girly pops en quête de débauche de Live in My Truth, jusqu’aux harmonies qui semblent tordre les sonorités de la terre en hallucinations hyperpop chères à SOPHIE. On pense aux derniers titres planant de l’album éponyme, Always and Forever, Exhilarate ou My Forever. Hasard prémonitoire ou agencement volontaire, SOPHIE explore les milles pistes de l’artiste avant-gardiste pour révolutionner à nouveau la musique électro, tout en s’achevant sur des arcanes propres à SOPHIE.

On pourrait être tenté·es de reprocher à cet opus sa façon de frôler l’inexploré, de le suggérer sans jamais s’abandonner à la révolution du genre. On pense cependant que si SOPHIE n’a pas le retentissement de Oil of Every Pearl’s Un-Insides, c’est parce qu’il sert un objectif différent ; celui de nous rappeler – par tous les petits beats étourdissants, tous les enchaînements inattendus, toutes les créations que nous offre ce second et dernier album – tout ce que le monde rate de pure talent depuis la disparition de SOPHIE. Et quelle meilleure manière de dire d’un être qu’il nous manque, que de dire qu’on aura désormais pour toujours, dans la bouche, un goût de trop peu.


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