Nancy Jazz Pulsation : une histoire du rap avec NeS, Disiz, Varnish La Piscine et Meryl
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Auteur·ice : Anne-Sophie Rasolo
08/11/2023

Nancy Jazz Pulsation : une histoire du rap avec NeS, Disiz, Varnish La Piscine et Meryl

Comme la culture hip hop, le Nancy Jazz Pulsation fêtait ses 50 ans cette année. On s’y est rendu pour poser notre regard sur son programme rap. En tête d’affiche, Disiz, NeS, Meryl et Varnish La Piscine. En parallèle, des conversations musicales au format de conférences intimistes ont eu lieu. Leur but était d’évoquer les liens entre jazz et rap tant sur le plan musical que sociétal. Dans ces déambulations, on a questionné ce qui relie ces artistes entre eux et la façon dont le rap rayonne dans le temps et l’espace avec pour mot clé, la transmission. Retour réflexif sur ces quelques jours riches.

À une heure et demie de Paris, le NJP se déroule chaque automne. Depuis ses débuts, son programme rassemble les plus grands noms du jazz dans un melting pot de genres. Pour l’occasion, notre focus s’est arrêté sur le rap de Disiz, NeS, Varnish La Piscine, avec un aperçu de Yasiin Bey (anciennement Mos Def). En même temps, Vincent Taeger, le batteur des Jazz Bastards et ami d’Oxmo Puccino, ainsi que son invité, Chassol, et le DJ Zajazza, ont joliment illustré le propos des conversations musicales en improvisant. Ces dernières portaient sur ce qui lie jazz et rap, dans le freestyle et le rythme, et sur le plan politique et sociétal. Un constat satisfaisant en émane : le rap est ancré mais mouvant, il est aussi protéiforme que son exploration est infinie. La preuve dans ce qui suit.

Ce qui lie ces artistes : le rap, une boucle vertueuse

Avant de vous parler des concerts qu’on a vus aux Nancy Jazz Pulsations, on a tiré plusieurs observations qu’on apprécie sur les liens que le rap crée entre chaque artiste. Le temps et les espaces géographiques se chevauchent : on observe 25 ans d’écart entre les débuts de Disiz et ceux de NeS, et plus d’une quinzaine d’année entre Varnish La Piscine et son frère spirituel, Tyler The Creator. À l’instar de NeS, Varnish s’impose avec un rap de niche, et le respect de l’héritage du hip hop et de références maîtresses. En d’autres termes, rien ne se perd, tout se transforme.

D’une part le rap des pionniers se confond à cette nouvelle vague par son adaptabilité à une vulnérabilité assumée aujourd’hui. D’autre part, le programme du NJP a montré que l’enchaînement entre NeS et Disiz n’a souffert d’aucune dissonance générationnelle. Les préoccupations ne sont certes plus les mêmes et l’approche musicale évolue mais le lien entre différentes formes de rap perdure. Dans les archives de Disiz, la critique des années 90 était teintée d’humour et acerbe, le flow incisif, la colère en toile de fond. Force est de constater que le temps apaise, mais que la passation de la technique à ce level est fluide. En outre, bien que NeS soit indépendant, il existe un vrai lien entre lui et Luther, sous le label de Disiz. Là où ce dernier s’affranchit aujourd’hui des codes du rap en se colorant de références pop, presque indé, NeS conserve et ravive les piliers de l’allitération à l’ancienne et le boom bap, en y ajoutant sa touche personnelle.

Si on pense à Meryl, on peut facilement dire qu’elle partage avec tous ces artistes l’amour du rap et son histoire culturelle et sociale. Le rap antillais émerge aussi de ses ghettos, et se place au carrefour de cultures qu’il glane pour créer une musique fournie. Booska-p en parle mieux dans un article approfondi sur les obstacles du rap antillais.

Venons-en à Varnish La Piscine. Il n’est pas vraiment comparable à NeS, si ce n’est que chacun alimente la vague créative qui fait beaucoup de bien au rap francophone, en s’appuyant sur les fondements du rap : des samples, de la rythmique et un goût affûté pour l’écriture. Il est incontournable d’évoquer sa rencontre avec Tyler The Creator. Celui qui a créé Odd Future en 2007 – plébiscité par Mos Def à l’époque – influence notablement la musique du rappeur suisse. Qui plus est, Varnish est une énigme quand si peu, pour ne pas dire personne, fusionnent francophonie et musique aux sonorités groove américaines avec autant de dextérité. Et l’art helvète d’adopter comme père spirituel Pharrell Williams pour mieux estampiller son travail, quoi de mieux ?

Conversations musicales : le rythme et la poésie, un rayonnement et une révolution infinis

Redonner au rap ses lettres de noblesse en conservant une posture ouverte pour mieux apprécier l’évolution des codes, reconnaître l’institution qu’il est devenu, en gardant toujours un œil sur le chemin parcouru. C’est en ça que les conversations musicales ont eu une réelle utilité. Ces échanges étaient riches pour l’histoire du rap et les directions qu’il prend. Les quelques mots précieux de Vincent Taeger ont complété notre réflexion. En deux sessions, les étudiants de l’Université de Lorraine ont donc retracé quelques étapes importantes de la convergence entre jazz et rap, que l’on va tenter de résumer ici.

De gauche à droite : Vincent Taeger, Sylvain Daniel, Zajazza, Christophe Chassol / © Anne-Sophie Rasolo

Cette convergence débute dans les années 1990 avec l’utilisation des samples (échantillons) de jazz dans le rap. Par la suite, dans les années 2000, c’est le rap qui a inspiré et modifié la façon de jouer des jazzmen. Chassol nous a parlé de Questlove, batteur de The Roots, prépondérant dans le hip hop. Sa force repose sur le fait d’avoir compris « la science du décalage de J Dilla ». Le spectre de ce producteur est important dans la façon de jouer. Ses machines n’étaient pas arrimées à une quantification classique, ce qui donnait un décalage permanent, part essentielle du rap. Un titre en exemple : le monument Left and Right, réalisé par D’Angelo et les membres du Wu-Tang.

Autre sujet incontournable : la liberté du phrasé dans le jazz a eu une influence sur le flow dans le rap, qui continue d’évoluer aujourd’hui, comme le soulignera Vincent. Comme référence historique, Gil Scott-Heron est considéré comme le premier rappeur, notamment avec son morceau The Revolution will not be televised, sorti en 1974.

Le jazz et le rap sont unis à travers les âges par cette liberté textuelle et musicale. Gil Scott-Heron écrivait des textes engagés sur des musiques d’inspiration africaine. Disiz aussi en 2004, dans son album Itinéraire d’un enfant bronze, dans lequel il met à l’honneur ses origines sénégalaises. Notamment, Mairo évoque aussi en 2023 son histoire érythréenne. En réalité, ce n’est pas tant la question des origines géographiques qui prévaut, mais plutôt celle de l’impact de chaque musique d’une époque à l’autre. Ainsi Varnish La Piscine tire de N.E.R.D et de Pharrell les meilleures influences.  Une autre façon de parler de la liberté créative du rap à travers le temps, constamment attaché à l’héritage historique, familial et musical.

Un dernier point : l’improvisation et le jeu de questions réponses font l’essence de ces disciplines depuis leurs origines et ce encore aujourd’hui. Les possibilités sont infinies, qu’elles soient textuelles ou musicales, jusque dans le rap chanté très présent actuellement. Le rap, c’est le rythme et la poésie apposées à tous ses courants.

Ce que le NJP nous a montré avec son programme, c’est ce chassé-croisé entre le passé et le présent, et la capacité du rap à former un monde protéiforme, et à occuper des espaces de plus en plus vastes. Même si les codes changent, les origines contestataires, l’écriture et la passion restent inchangées. Il y a des choses essentielles du rap qui durent, comme les Rap Contenders et GRÜNT depuis 20 ans. Pour autant, les aspirations et la sensibilité apportée par les jeunes rappeurs font que le rap se ramifie sans cesse et que les âges communiquent entre eux.

Vincent Taeger fait de la batterie depuis ses 7 ans, il a découvert le rap dans les années 90 grâce à un ami du collège qui n’est autre que le créateur du label Timebomb. Il a fait partie intégrante de l’album Lipopette Bar d’Oxmo Puccino, a travaillé en tant que batteur, réalisateur et arrangeur, avec les plus grands, dont Tony AllenOxmo Puccino était notamment présent au NJP en 2009 avec son album L’arme de paix. Si aujourd’hui la musique de Vincent n’est plus forcément dans le rap, son attachement réside dans la vision humaniste qu’il partage avec Oxmo Puccino. Ce qui compte, ce n’est pas d’opposer l’ancien au nouveau, mais plutôt de se concentrer sur la transmission équivoque qui s’opère. Le respect d’une génération à l’autre est réciproque et l’intention mélomane reste centrale, de façon à ce que le rap s’inspire de toutes ses origines et de toutes ses visions futuristes.

Il y aurait mille façons de nuancer le propos, en parlant notamment des logiques commerciales et du jeu des likes et des vues, tout comme l’approche est loin d’être exhaustive puisqu’elle se concentre sur une infime partie de rappeurs francophones. Toujours est-il que chacun a sa façon apporte une pierre à l’édifice, d’où qu’elle vienne, tire de son héritage et repousse un peu plus les délimitations dans lesquelles on a tenté d’enfermer cette discipline. C’est tout cela que l’on voit dans le rap.

Retour sur les concerts du NJP

Nancy Jazz Pulsations a mis en avant plusieurs pierres angulaires du rap cette année. Yasiin Bey est venu avec un message de paix. Disiz, NeS, Meryl et Varnish La Piscine se sont impliqués dans une recherche d’osmose avec leur public et ils nous ont surpris. Dans une chorégraphie subtile s’est déroulée l’histoire d’un revirement du rap francophone avec Disiz.

Un soir de semaine vibraient les réminiscences d’un jazz de fanfare des années 60. Le Hypnotic Brass Band de Yasiin Bey a amené l’ambiance de la Nouvelle Orléans sous le chapiteau du NJP. Le moment était mélancolique voire nostalgique d’une époque où le rap smooth de feu Mos Def faisait bouncer. On se souvient des morceaux incontournables de l’album Black on Both Sides et du public attaché à ce mood authentique.

Une ellipse de 25 ans et deux jours plus tard, de retour sur notre continent et nous voilà un vendredi soir devant NeS. L’artiste sait faire de la scène son terrain de jeu. Son attention envers le public est réelle et le dialogue constant. La diction est claire et le message limpide, d’un a capella bien mené dans LA COURSE, au morceau de l’album CA VA ALLER, … LE SOURIRE D’UNE TOMBE. Il parle de rêves de gosse, de travail et dit : « SANS CESSE, écrire des seize en vain ». On aime son flow percussif au micro comme au studio. On adore l’introspection des nouvelles graines, semées sur le terreau des anciennes, et l’éclectisme de NeS, dont la musique est bien plus.

Ce même soir, Disiz vient s’asseoir en haut de son escalier en commençant par son titre SUBLIME. La scénographie à elle seule mérite qu’on y soit. Ici on vit l’instant et on contemple les ombres sculpter le décor en accord avec ce qui se joue de L’AMOUR et de PACIFIQUE. Le point chaud reste MADELEINE, qu’il chante assis au milieu de la foule, éclairé par un unique spot provenant de la scène : la description ne rend pas du tout service à ce moment tendre et poétique. Quand on sait les explorations musicales du rappeur, on apprécie l’expérience de son live et la présence de musiciens. Enfin dans RENCONTRE, on le sent, le public est heureux.

Entre les deux, Meryl s’est appliquée à mettre le feu malgré son jetlag. Le style varie mais l’ambiance est à l’image de la générosité de la personne. Devant un grand phare posé au milieu de la scène, elle diffuse son énergie dans une lumière orange, avec les morceaux JACK SPARROW et COCA COLA MENTOS entre autres, et englobe tout le monde en disant :  « si tu ne connais pas, apprécie la vibe », et ça marche du début à la fin.

Le lendemain : Varnish La Piscine et son groove, pas plus de mots nécessaires. Entre lueurs et splendeurs, accompagné de guitares électriques, de clavier et de scratch, l’homme est chaleureux. C’est beau : son timbre de voix, son flegme dans TWIST, le swing de CORTEZZ, son parlé-chanté, la rythmique funk, tout y est. L’hybridation de la production studio aux instruments sur scène est naturelle, et on danse avec plaisir sur NUBIAN FARLOW.

© Vincent Zobler

Entre les conversations musicales et sa programmation, Nancy Jazz Pulsation nous aura beaucoup appris en peu de temps. Le rap et le hip hop sont diffus et traversent le temps en se renouvelant sans cesse et chaque artiste que l’on a pu voir nous a montré une des formes infinies du rap, qu’il soit anglophone ou francophone. L’allégeance à ses origines reste prégnante et se le rappeler nous a fait du bien ! Reste à explorer toutes ses ramifications et son histoire, pour ça, on vous laisse digger : avec la série documentaire Hip Hop Evolution, ou Ladies First, ou encore avec le grand ouvrage Fils de rap : la grande histoire du hip hop, par exemple. A vous de jouer.

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