okis rappe sa rouille pour rester libre
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Auteur·ice : Charly Galbin
27/11/2023

okis rappe sa rouille pour rester libre

Photos | Maxime Boudehane

okis est un rouilleur. Comme tout bon flemmard, il a toujours une excuse pour ne rien faire. La sienne est quasi philosophique. Écœuré par l’imaginaire contemporain de la réussite à tout prix qui lui a sans doute provoqué une sérieuse allergie au travail, il préfère trainer en ville avec ses gars et profiter des plaisirs simples. Cet hédonisme est sa fuite, une manière de rester libre. Pourtant un jour son producteur préféré le contacte alors que son rap frôle à peine les 100 écoutes. Mani Deïz lui propose de faire une session en studio, sans savoir encore qu’elle allait durer 10 jours et aboutir à un album de 17 titres. Une alchimie créatrice en forme de bénédiction pour okis, le Rêve d’un rouilleur que même ses nuits ne s’autorisaient. Et tant mieux, car à l’abri de l’ambition jouit sa passion sincère, et notre engouement d’écouter un rap brillant d’authenticité.

Le réveil ne sonnera pas encore aujourd’hui chez okis. Un appel de son pote à la rigueur le fait sortir du lit, alléché par le programme du jour, pourtant pas si différent des autres : « s’piffrer, spliffer puis s’livrer un p’tit peu ». En vrais Kiffeurs. Sur cette basse groovy de Mani Deïz, toute la philosophie hédoniste derrière le quotidien du rappeur lyonnais est livrée.

« La vie c’est des bons gars » ajoute-il dans Roi des banaveurs, avec qui il performe son ennui dans les snacks ou sur les bancs d’arrêt de bus lyonnais – rouille itinérante et urbaine que les visions de Sandra Gomes et de Boris Mouraret ont su capter parfaitement pour le clip. Comme l’aveugle en son chien, okis a toute confiance en ses potes qui lui rendent la pareille en se cotisant pour lui offrir sa première carte son, poussant le rappeur à balayer ses doutes pour mieux libérer ses rimes. Le Rappeur de Lyon répond OK, et 2022 voit les plateformes s’enrichir de ses deux premiers EPs.

Le beatmaker expérimenté Mani Deïz, séduit, contacte le rookie lyonnais surpris d’attirer l’attention de celui qu’il connait parfaitement pour s’être fait les dents sur ses faces B. La suite est l’objet de cette chronique : 13 titres, en trois jours et demi, 17 en dix. Annoncé brillamment avec le clip de J’arrive, Rêve d’un rouilleur c’est d’abord l’histoire de ce coup de foudre.

Une heure de rap, quasi pas un son sous les trois minutes et des bpm qui préfèrent à la vitesse de la Porsche la marche contemplative. Une stratégie commerciale désastreuse pour qui voit la musique comme un produit soumis au marché. Mais à l’image des footballeurs qui nous font vibrer, ici l’instinct supplante la tactique.

Nos oreilles acquises à la trap et l’hyperpop redécouvrent alors le beat qui fait boom-bap, sans jamais que la musique du duo ne sonne comme le rap des années 90/2000. « Je fais pas de rap à l’ancienne » souffle okis, un peu exaspéré de cette étiquette imprécise qu’on lui colle. Disons que si personne n’a arrêté de rapper des fleuves de rimes et de sampler du jazz, la technique et l’utilisation d’instruments pas assez filtrés pour qu’on les reconnaisse ne sont pas les traits du rap en vogue. De ça okis s’en fout, et s’il remet au goût du jour ce courant new-yorkais grâce à ses flows novateurs et au traitement élégant de Mani, il ne l’aura même pas fait exprès. Puis n’a-t-on pas droit à un « type beat Jul » sur Paresse saine ?

Du rappeur marseillais, okis prend aussi l’amour des choses simples. Au-delà du plaisir pur de l’oisiveté, on comprend qu’elle est un idéal conscient chez le gone, donnant des sueurs froides à Macron. La rouille devient une valeur opposée à celle du travail comme félicité, lui préférant l’amour de ses proches et à la mondialisation, l’attachement à son porche. Quand il déclare sa flamme à « maman fromage » sur le romantique cuivre de La meuf du snack, on y voit surtout une lettre d’amour adressée à ce mode de vie « café-pilon-Stella-sandwich » qu’un cadre en start-up jugerait élémentaire.

C’est que ce dernier ne comprend pas qu’on puisse aimer faire autre chose que des heures sup’ pour engraisser une boite qui n’est même pas la nôtre, et qui ne fait qu’accentuer l’instabilité du monde. « J’vais pas m’investir re-frè, si y’a R qu’est durable ». Au modèle de l’artificiel entrepreneuriat de soi auquel il ne se sent pas adéquat, okis oppose celui de l’authenticité où comptent bien plus l’investissement des choses palpables. Une ambition mesurée mais bien visée qui se retrouve forcément dans sa vision du rap.

Car s’il a des aspirations dans celui-ci, celles-ci ne dépassent pas 2K mensuels et le fait d’être reconnu comme rien de plus qu’un Rappeur de Lyon. Cette prétention raisonnable se dit ici dans un flow qui sonne comme un cri du cœur sur les notes d’une chaude guitare électrique, et agit comme une protection afin que lui, sa liberté et sa passion, ne tombent dans le piège tendu du succès. okis explique tout le long de l’album cette dualité conflictuelle. « Rêve de chômage et d’feater Lino » résume la contradiction sur la prod sombre et intriguée de Panier de Vienne : couver sa précieuse rouille sans enterrer son envie de faire quelque chose dans le rap.

Politique, okis l’est forcément, militant rappant des vérités sur un piédestal, jamais. Il est ce « rappeur de l’espèce humaine », enclin aux doutes ou aux sentiments. Dans les mauvais jours, son statut de kiffeur devient celui d’alcoolique et de camé, et il se demande sur la prod grave de Silence si cette inaction fait le jeu du FN. Plus loin, il s’autorise à rêver contre lui, de chèques et d’être une starlette. Personnage plutôt public que privé, okis se laisse voir chez lui dans le clip vaporeux de Textile et fait apparaitre une « elle » sur cette prod calme et bâillante, d’ailleurs exemplaire de l’interprétation moderne de Mani Deïz du boom-bap. Un poil d’intimité dévoilée pour un morceau aussi réconfortant que l’amour en hiver.

Mais son premier amour sera toujours sa ville, car s’il « assiste à la Terre », c’est depuis et avec son Lyon adoré que le « pelo d’ville » décrit aussi finement ses humeurs et la société qu’un Balzac. Un cuivre mélancolique accompagne sa crainte de la montée de l’extrême droite lyonnaise dans Le bruit des bots. Benzema lui permet d’affirmer la supériorité du rap lyonnais sur le rap américain dans Islam Slimani – qui en plus d’avoir une amour de prod concoctée par Mani qui donne envie de coller son spleen à la vitre du bus, entérine une complicité qu’on devait soupçonner entre okis et Limsa d’Aulnay.

Lyon est aussi le théâtre de ses virées nocturnes dont il rappe le décor, ces chemins de retour de soirée pris alcoolisé, où Le silence de la ville donne l’impression qu’on la Control. Ses lumières qui éclairent nos pas balbutiants en même temps qu’inutilement ces vitrines, on les aime, quand même.

Sa ville, ses potes, l’alcool, le shit, la politique, chacun des 17 titres de cet album en seront composés. okis arrive par son écriture pourtant à les raconter toujours différemment. Ce quotidien pas vraiment exceptionnel est raconté comme un film, mille plans différents d’une même scène qui à chaque fois nous rapprochent d’une plus fine compréhension de sa vie, geste quasi-ethnographique. Avec de la hauteur on ne voit plus qu’une loupe sur l’époque et une musique qu’on s’approprie car elle est faite, on le sent partout, de sincérité – condition pour okis de s’autoriser une carrière. Qu’il puisse faire du rap sans perdre sa position de kiffeur.

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